La réincarnation dans le Judaïsme et en Occident
Ce concept dénomme le fait que Dieu peut faire renaître une âme humaine,
après la mort du corps, dans un nouveau corps. Il est cependant à différencier de la notion
voisine présente dans le Dharma (les traditions spirituelles de l’Inde), car pour la Torah l’âme
humaine est divine, insufflée par Dieu Lui-même, et ne résulte pas d’une accumulation
mécanique de bon karma à travers les différents règnes (végétal, animal, etc.) – cf. Ribbî
Se‘adhyâ ben Yôséf Gâ’ôn (όόφ-ύψφ) dans son “Livre des Croyances et Convictions (Kitâb alAmânât wal-I‘tiqâdât)” VI:ό, où il réfute la réincarnation selon la conception dharmique.
L’existence du gilgûl selon la Torah a été longtemps gardée secrète – à l’instar d’autres
notions ésotériques qui ne sont dévoilées que sous couvert d’initiation dans le giron de nos
cercles mystiques. Ainsi sa relative discrétion dans notre littérature ancienne, où elle n’est
évoquée qu’à travers quelques allusion hermétiques ici et là. Situation pas très éloigné du
traitement par la Torah des concepts de Paradis, d’Enfer ou de Résurrection des Morts
(Teḥâyath ham-Méthîm). Ceci afin de nous enseigner que le plus important pour le travail
spirituel de l’être humain est ici et maintenant (pô we-‘attâ) – et qu’il ne perdre ni son temps
ni son énergie sur des élucubrations occultes ou eschatologiques qui n’ont aucune
pertinence vis-à-vis de la réalisation de la Volonté Divine (reṣôn YHWH) dans sa vie
quotidienne.
Pour celui/celle qui en possède les clés, le gilgûl existe implicitement dans de nombreux
versets de la Bible Hébraïque.
Le plus connu est (Exode XXXIV:ϋ) : « Qui garde Son amour
jusqu’à mille générations, Qui pardonne l’iniquité, la transgression et le péché, mais Qui ne
tient point le coupable pour innocent, et Qui punit l’iniquité des pères sur les fils, et sur les
fils des fils, sur la troisième et sur la quatrième génération. » Car si pris dans son sens littéral,
ce verset contredirait celui-ci (Deut. XXIV:υϊ) : « On ne fera point mourir les pères pour les
fils, et l’on ne fera point mourir les fils pour les pères ; on fera mourir chacun pour son
péché. » Principe répété dans celui-là (Ézéchiel XVIII:φτ) : « L’âme qui pèche, c’est celle qui
mourra. Le fils ne portera pas l’iniquité de son père, et le père ne portera pas l’iniquité de
son fils. La justice du juste sera sur lui, et la méchanceté du méchant sera sur lui. » De
même, le gilgûl est implicite dans les versets concernant le yibbûm (lévirat) – cf. le
commentaire biblique ésotérique de Naḥmanide (υυύψ-υφϋτ) sur Genèse XXXVIII:ό-υτ.
Parmi ses plus anciens témoignages, le concept juif de gilgûl est explicitement mentionné
dans le “Séfer hab-Bâhîr (le Livre de la Clarté)” – attribué à Ribbî Neḥonyâ ven haq-Qânâ (Ier
s.), et dévoilé au XIIe siècle en Provence par Ribbî Yiṣḥâq l’Aveugle (υυϊτ-υφχω) –, et dans le
“Séfer haz-Zohar (le Livre de la Splendeur)” (cf. Pârâshath Mishpâṭîm) – l’un des ouvrages
majeurs de la Qabbâlâ, qui comprend une exégèse ésotérique et mystique de la Bible
Hébraïque attribuée à l’école de Ribbî Shim‘ôn bar Yôḥay (IIe s.), et qui fut dévoilé en Espagne au XIIIe siècle par (entre autres) Ribbî Môshè de Léon (υφψτ-υχτω). Depuis le
Moyen-Âge, les qabbalistes traitent ouvertement du gilgûl dans leurs nombreux ouvrages
ésotériques. La notion est spécialement théorisée dans le traité “Sha‘ar hag-Gilgûlîm (la
Porte des Réincarnations)” – composé par Ribbî Ḥayyîm Vital au XVIe siècle, selon les
enseignements de son Maître, le grand qabbaliste Ribbî Yiṣḥâq Luria Ashkenazzî (υωχψ-υωϋφ).
Pas uniquement pour le judaïsme orthodoxe. Parmi les qaraïtes, le fondateur du
mouvement, le Nâsî ‘Ânân ben Dâwîdh (ϋυω-όυυ) reconnaît la validité du gilgûl – même si
ses propos furent réfutés plus tard par un autre savant qaraïte Ḥâkhâm Ya‘aqov Qirqisânî
(~όύτ-~ύϊτ).
Le gilgûl est une expression de la Compassion Divine (Raḥamîm), et est considéré comme un
accord céleste avec l’âme individuelle pour descendre à nouveau ici-bas.
Dans la
compréhension qabbalistique du gilgûl, la réincarnation n’est ni fataliste ni automatique, ni
particulièrement la punition d’un péché (ḥôvâ) ou la récompense d’une vertu (zekhûth) –
ceux-ci de facto réservés à l’Enfer et au Paradis. Il s’agit plutôt pour le gilgûl d’un processus
de tiqqûn (rectification) individuel de l’âme, inachevé dans son incarnation précédente. Le
nouveau corps que Dieu octroie à l’âme se réincarnant dépend de sa tâche particulière icibas, liée au niveau de spiritualité de sa ou ses précédentes incarnations.
Donc en théorie – bien que le gilgûl ne concerne que les êtres humains – pour les besoins
spécifiques de son tiqqûn, une âme humaine peut se réincarner provisoirement dans un
animal, et même plus rarement dans un végétal ou un minéral.
L’exemple le plus classique
(très apprécié chez nos frères ḥassidiques) est celui d’un cocher cruel envers ses chevaux,
qui va se réincarner dans le corps d’un cheval, pour prendre conscience de la gravité de ses
actions. Ainsi, lors de son prochain gilgûl (humain celui-ci), il sera certainement un grand
défenseur de la cause animale, sauvant la vie à des centaines de bêtes.
Additionnellement, le mécanisme peut parfois se complexifier sous la forme d’un gilgûl
“partiel”, où l’on peut être adombré par seulement une partie d’une âme nécessitant un
tiqqûn particulier. Mais approfondir ici serait trop long.
Le gilgûl s’applique dans le cas de certains personnages bibliques connus. Notre littérature
qabbalistique en rengorge d’illustrations. Par exemple, Moïse (Môshè) et Jethro (Yithrô) sont
les réincarnations d’Abel (Hèvel) et de Caïn (Qayin). David (Dâwîdh), Bethsabée (BathShèva‘) et Urie (Ûriyyâ) sont celles d’Adam (Âdhâm), d’Ève (Ḥawwâ) et du Serpent (hanNâḥâsh). Ou encore Job (Iyyôv), le gilgûl de Terach (Tèraḥ), père d’Abraham (Avrâhâm).
En général, l’être humain ne possède pas de souvenir net de ses précédents gilgûlîm – sauf
exception si cette mémoire détient une pertinence particulière vis-à-vis de son incarnation
actuelle. Dans ce cas, certains souvenirs peuvent être remémorés selon les circonstances.
J’illustrerai ceci par mon exemple personnel : Alors que j’étais dans ma vingtaine, aidé par
feu mon maître Ribbî Refâ’él As-Sudrî, qabbaliste hiérosolymitain d’origine marocaine, j’ai
découvert que j’avais été dans une vie précédente Ribbî Éliyyâhu-Raḥamîm Sedbôn, un
rabbin poète et qabbaliste de Tunisie au tout début du XIXe siècle. Lui et moi écrivons nos
poèmes en hébreu de manière étonnamment similaire, et en le lisant j’ai l’impression de me lire moi-même. Depuis, les mémoires de certains autres de mes gilgûlîm antérieurs m’ont
été dévoilées – mais nul besoin d’en parler plus ici.
Il existe quelques écoles du judaïsme orthodoxe (auto-proclamées “rationalistes”) qui ne
reconnaissent pas l’existence du gilgûl, en se basant sur les écrits de tel ou tel rabbin
médiéval (Ribbî Se‘adhyâ Gâ’ôn, Ribbî Avrâhâm Ibn Dâwûd, Ribbî Dâwîdh Qamḥî, Ribbî
Ḥasday Crescas, Ribbî Yôséf Albo, etc.). C’est en effet une maḥloqeth (controverse) entre nos
théologiens. Ceci dit, alors que pour beaucoup de religions cette différence théologique
aurait été vectrice de troubles majeurs, elle n’a pas entraîné pour le judaïsme orthodoxe,
entre ses détracteurs et ses partisans, ni de schisme ni de guerre de religion.
C’est tout à
l’honneur de nos rabbins.
Je souligne ici qu’il est important de bien différencier entre le concept de Résurrection des
Morts (Teḥâyath ham-Méthîm) et celui de gilgûl.
La réincarnation ne concerne que l’individu
au niveau personnel, alors que la Résurrection est une parousie apocatastatique au niveau
collectif. La Teḥâyath ham-Méthîm constitue la véritable rétribution accordée aux corps pour
leurs bonnes actions. C’est un événement qui doit advenir dans un futur très lointain, pour
lequel Dieu créera un nouveau monde purement physique foncièrement différent du nôtre,
dans lequel les corps (et seulement les corps, sans la présence de l’âme) jouiront de leur
félicité, et au sujet duquel les concepts d’ici-bas ne s’appliqueront pas.
Ainsi, une même âme
ayant été réincarnée plusieurs fois – désormais au Paradis – peut avoir chacun de ses corps
ressuscité lors de la Teḥâyâ.
En effet, notre bas monde n’est qu’un “corridor (perozdôdh)” menant au Monde Futur
(Âvôth IV:φυ), qui n’existe que pour permettre au corps et à l’âme, ensemble, d’y accomplir
les commandements divins (miṣwôth) afin d’acquérir du mérite (zekhûth) en vue d’une
rétribution future. Après la mort – suite à plusieurs réincarnations –, si elle est méritante,
l’âme peut immédiatement profiter de la félicité du Paradis auprès de Dieu. Mais le ou les
corps que cette âme a habités n’en sont pas moins méritants, et ont droit à leur
récompense. C’est là qu’intervient ce concept de Teḥâyath ham-Méthîm. Le monde
purement physique dans lequel les corps seront ressuscités constituera en lui-même leur
rétribution ; ils y vivront éternellement sans aucune des vicissitudes que nous connaissons
ici-bas. D’ailleurs, devant l’étrangeté de cette condition, les prophètes eux-mêmes sont
restés cois, comme le rapporte Ribbî Yôḥânân (T. Berâkhôth χψb) en citant le verset (Isaïe
LXIV:χ) : « Un œil humain n’a [jamais] vu [pareille chose], ô Dieu, Toi excepté. » Cf.
Maïmonide (υυχό-υφτψ), son “Ma’amar Teḥâyath ham-Méthîm (Traité de la Résurrection
des Morts)”, et son “Introduction au Pèreq Ḥéleq ” (M. Sanhédhrîn V).
Incidemment, concernant le corps, son châtiment correspondant à l’Enfer pour l’âme, est
appelé “ḥibbûṭ haq-qèver (battage de la tombe)” (cf. Mâsèkheth Ḥibbûṭ haq-Qèver ; Ribbî
Se‘adhyâ Gâ’ôn, Kitâb al-Amânât wal-I‘tiqâdât VI:ϋ ; Râshî sur T. Sanhédhrîn ψϋb ; Séfer hazZohar I, φυόb-φυύa) – qui n’est pas sans rappeler la notion de “tourment de la tombe (‘adhâb
al-qabr)” en islam.
Entre parenthèses, une certaine confusion (plus ou moins volontaire) règne dans notre
littérature rabbinique eschatologique entre la Venue du Messie (Bî’ath ham-Mâshîaḥ) et la
Résurrection des Morts, bien que ces deux événements soient clairement distincts.
Ce fait est rationalisé par nos Sages qui nous mettent justement en garde contre la propension à
trop nous préoccuper de ces grandes choses sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir,
pour délaisser nos vraies responsabilités, c’est-à-dire notre rôle ici et maintenant (pô we-
‘attâ). Le plus dur – et ce sur quoi nous serons jugés – étant les petits choix quotidiens
auxquels Dieu nous confronte durant toute notre vie ici-bas. Refermons la parenthèse.
Mais revenons à notre sujet afin de conclure. Parmi toutes les naissances, rares sont les
âmes nouvelles qui ne sont pas issues d’un gilgûl. L’immense majorité des êtres humains icibas ont déjà vécu de nombreuses vies antérieures. Nos Sages enseignent (T. Yevâmôth ϋφa,
T. Niddâ υχb, T. ‘Avôdhâ Zârâ ωa, etc.) que : « Ên Bèn Dâwîdh bâ ‘adh shèyyikhlû kol hanneshâmôth shèbbag-Gûf (Le Fils de David [i.e. le Messie] ne vient que dès qu’ont été utilisées
toutes les âmes du Corps) ». Ici, le Gûf (Corps) dénomme le réservoir céleste où sont
entreposées les âmes neuves en attente d’incarnation. La Rédemption Messianique
n’adviendra que dès l’instant où toutes les neshâmôth (âmes) créées par Dieu se sont
incarnées au moins une fois. Ce moment s’approche, espérons qu’il soit imminent.
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