Rom Landau : sa rencontre avec Rudolf Steiner et la Sagesse Occulte en l'Homme


Tiré de l'ouvrage ; " Dieu est mon aventure "





CHAPITRE III - VÉRITÉ OCCULTE  
Rudolf Steiner



J’en reviens maintenant à l’époque de la guerre. J'étais étudiant à Varsovie, alors occupé par les Allemands. Un jour, un officier allemand me raconta une incroyable histoire. Il venait d’être guéri tout récemment, d’une assez extraordinaire maladie, d’une sorte de seconde vue qui ne s’exerçait que dans des circonstances précises. Le baron V., descendant d'une vieille famille aristocratique, était un érudit et un voyageur. Alors qu’il se trouvait sur le front occi­dental, en qualité d’aviateur, il pouvait, chaque fois que ses ca­marades partaient en mission, prédire exactement ceux qui ne re­viendraient pas. Ces pressentiments, plusieurs fois contrôlés par ses supérieurs, ayant été reconnus exacts, la situation du baron V. devint intolérable. La tension nerveuse consécutive à ce don de voyance était alarmante et laissait prévoir de fâcheux accidents. S’il devait rester dans l’armée, il lui fallait à tout prix se débarras­ser de ce don redoutable. Un de ses amis lui conseilla de voir un certain docteur Rudolf Steiner, Autrichien, qui habitait Berlin et possédait, disait-on, d’extraordinaires pouvoirs. Ce docteur Stei­ner était le chef d’un mouvement connu sous le nom d’Anthroposophie. Il n’était pas médecin, mais avait une réputation de grande culture et de sagesse. Encore qu’il fût devenu sceptique, le ba­ron V., ne pouvant plus tolérer son inquiétude, télégraphia au docteur Steiner, et ayant obtenu une courte permission, quitta le front pour se rendre à Berlin. ;De la gare il se rendit directement chez le docteur Steiner, et !fut aussitôt introduit dans un vaste salon. Steiner, avec sa redingote et sa lavallière noire, évoquait à la fois l’homme de science et le poète. Son visage aux yeux enfoncés était expressif, ses manières simples et tranquilles, un léger et agréable accent trahis­sait son origine autrichienne.


Il ne promit rien, mais conseilla au baron V. certains exercices mentaux qui, croyait-il, lui seraient salutaires. Le Baron dut admettre que l’attitude si naturelle du docteur Steiner l'avait impressionné. Il n’avait jamais lu ses œuvres, mais en quittant Berlin il emporta une valise pleine de livres, et en lut quelques-uns durant son voyage de retour. Encore qu’ils fussent moins simples que l’attitude de l’auteur ne l’eût laissé pré­voir, le baron V. fut frappé par leur logique et leur précision scientifiques, très différentes des livres occultistes habituels. Il commença immédiatement les exercices prescrits et, au bout de peu de temps, son don de seconde vue disparut. Si le baron V. n’était demeuré pour moi qu’une relation passagère, je n’aurais pas ajouté foi à cette histoire. Mais, durant les longues années que dura notre amitié, je n’ai jamais eu l’occasion de mettre en doute sa sincérité.L’homme qui, jusque-là, ne signifiait rien pour moi, était main­tenant constamment discuté en ma présence, Dans l’Allemagne d’après-guerre, il était impossible de ne pas entendre prononcer ce nom de Rudolf Steiner. De violentes attaques politiques, suivies de « révélations », paraissaient dans de nombreux journaux. Les auteurs de ces articles étaient, pour là plupart, des officiers ou des politiciens, et leurs accusations faisaient de Steiner le responsable d’une des plus grandes défaites allemandes et, par là même, de la mort de milliers de soldats. Il n’était pas aisé de se diriger à tra­vers ce labyrinthe d’affirmations contradictoires.


Quel était donc le crime qui portait le savant et érudit Rudolf Steiner au centre même d’une bataille militaire et politique ? Jules Sauerwein, le distingué rédacteur du journal le Matin résuma la situation dans une interview qui débutait ainsi : « Savez-vous que vos ennemis déclarent que. sans vous, ni I’Etat-Major allemand, ni le grand Quartier Gé­néral n'auraient perdu la tête et, par conséquent, la bataille de la Marne? » Steiner était en effet, depuis de longues années, un ami intime de Frau von Moltke, la femme du général en chef de l'armée allemande. Il connaissait moins bien le général, mais on l’accusait tout de même d’avoir influencé ses décisions dans les premières semaines de la guerre, et un grand nombre de personnes le tenaient ainsi pour responsable de l’effondrement des armées. Le bruit courait qu’il avait exercé cet ascendant grâce à des médiums, et même par des moyens plus sinistres encore.Comme aussi bien Moltke que sa femme reconnaissaient qu’ils avaient la plus grande estime pour Steiner, l’histoire de son pou­voir sur eux fut tenue pour vraie, au sein même du grand Etat-Major, La vérité ne fut reconnue que plus tard, quand parurent les mémoires de Moltke et quand, après la chute du Reich, Steiner se crut libre de publier tous les détails de son amitié avec les Moltke, Alors seulement fut-il établi que Steiner n’avait pas vu Moltke pendant les préparatifs de la bataille de la Marne, et que les deux hommes ne parlaient jamais entre eux de questions militaires. En fait, l’empereur Guillaume, dans un de ses moments d’obnubilation, avait retiré sa confiance à Moltke et le général en chef s’était trouvé, quant à sa situation, dans une effarante incertitude.

Frau von Moltke, très inquiète, supplia Steiner d’aller voir son mari et de lui apporter quelque réconfort spirituel. Steiner alla donc à Coblenz, et les deux hommes eurent un entretien philosophique qui dura plusieurs heures. Cet entretien fut connu et, aucun officier de l’armée allemande ne pouvant admettre que leur général en chef passât tant de temps à parler mystique avec un philosophe, le fait seul suffit à favoriser la calomnie. Ces attaques constituaient à peu près les seuls renseignements que me fournissait la presse quoti­dienne. Pourtant, les journaux n’étaient pas mon unique source d'in­formation. Si l’intérêt que je portais à Steiner était encore assez mince, je rencontrais pourtant de plus en plus souvent des per­sonnes qui connaissaient ou pratiquaient son enseignement. Ses fi­dèles appartenaient à tous les milieux : ingénieurs, médecins, ar­tistes, journalistes, hommes d’affaires, théologiens. Alors que les élèves de 1'« École de la Sagesse » de Darmstadt semblaient con­sidérer la spiritualité comme un sujet de conversation mondaine, ceux de Steiner étaient sérieux, et beaucoup d’entre eux semblaient renseignés sur les sujets les plus divers. Les amis de Keyserling ne paraissaient avoir lu que son Journal de Voyage, au lieu que tous ceux qui s’occupaient d’anthroposophie avaient lu les livres les plus ardus de Steiner.


L’enseignement de Steiner était évidemment le plus répandu et, par la qualité de ses fidèles, le plus important de son espèce.Rudolf Steiner est né en 1861 à Kraljevic, petite ville de la monarchie des Habsbourg, à la frontière de la Hongrie et de la Croatie. Son père, d’abord employé chez un certain comte Hoyos, était devenu chef de gare d’une petite ville de province. Le garçon passa son enfance dans les prés et les bois qui entouraient la gare, tout en ayant aussi un contact quotidien avec ces réalités que constituaient les trains, les horaires et les premiers postes télé­graphiques.D ’abord instruit par son père, il entra ensuite dans une « Real Schule >> où les études mathématiques et scientifiques étaient beau­coup plus poussées que les études littéraires. Dès son enfance, le jeune garçon s’adonnait à la contemplation et aux joies de la vie intérieure, autant qu’aux plaisirs physiques, et essayait de saisir le rythme des choses à travers une connaissance plus large de la nature. Il obtenait cette connaissance par les moyens normaux et aussi par une forme d’observation qu’il qualifia plus tard de seconde vue. Mais l’enfant sentait obscurément qu'il n’était pas « normal » d’envisager le monde de cette manière et tâchait de combattre ses visions. Toutefois l’étude des mathématiques le rassura, et c’est par la géométrie qu’il fit pour la première fois l’expérience d’un monde réel, invisible à l'œil. Le triangle qu’il apprenait à con­naître en géométrie n’était pas un triangle particulier que lui- même pouvait dessiner, mais l’essence de tout triangle. Ce triangle idéal était visible pour « l’œil intérieur », mais ne pouvait pas être reproduit, et l’absolu d’une figure géométrique enseignait au jeune homme qu’il n’était pas interdit de « voir » des choses invisibles à nos sens physiques.En quittant l'école, il entra à l’Université de Vienne, mais ses parents étant trop pauvres pour l’aider, il dut donner des leçons, ce dont il reconnut plus tard l’utilité. Ses élèves, en effet, avaient presque tous une formation classique, et Steiner, qui étudiait les sciences naturelles et les mathématiques, fut obligé de parfaire sa propre éducation.

Grâce à la rencontre fortuite d'un spécialiste de Gœthe, il découvrit le monde de la littérature et de la philosophie, et ces sujets s’ajoutèrent aux sciences. Durant les années passées à Vienne il ne travailla pas moins de quinze heures par jour. Il s’était dressé à ne dormir que quelques heures. Même après avoir obtenu ses diplômes universitaires, Steiner continua ses études et gagna sa vie en donnant des leçons, en écrivant des articles et, plus tard, en faisant des conférences. Ses connaissances scientifiques, dou­blées de l’intérêt qu’il portait à Gœthe, lui permirent de diriger une édition de ses ouvrages scientifiques, ce qui lui procura une situa­tion fort enviée aux fameuses archives gœthéennes de Weimar.C’est alors qu’eut lieu un incident qui devait faire sur Steiner une très profonde impression. Ce fut sa: rencontre avec Nietzsche. Frau Forster Nietzsche, la sœur du philosophe, demanda à Steiner de reclasser la bibliothèque de son frère. Cet absorbant travail oc­cupa Steiner pendant des semaines. Une telle intimité spirituelle aboutit à la seule et unique rencontre des deux hommes.Une entente — quelle qu’elle fût — entre eux n'était possible que sur un plan où les choses matérielles n’ont aucune part. Le nom de Nietzsche était alors un des plus célèbres d’Europe, et Steiner entra darns sa chambre avec une intense émotion. C ’était l’après- midi. Une lumière douce éclairait l’homme assoupi sur un sofa. De ses yeux grands ouverts il regardait fixement celui qui avan­çait vers lui. Steiner reconnut aussitôt que,l’homme au vaste front et aux yeux tristes presque recouverts par d’épais sourcils, ne voyait plus le monde qui l’entourait. Cependant il n’eut pas l’impression que cet homme devait, peu de temps après, mourir fou. L’image du géant au repos qui avait abandonné le monde des réalités physi­ques, l’émut profondément et pour plus d’une raison. Plus tard il décrivit ainsi leur rencontre : « Ses yeux étaient fixés sur moi, mais sans me trouver. Leur vide semblait dépouiller les miens de leur faculté normale de vision ». Steiner pensait que maintenant, déli­vré de la nécessité d’un contact physique, il pourrait voir et sentir Nietzsche dans un monde sans matière.


Déjà, à l’âge de trente-six ans, Steiner s’était formulé sa con­ception du monde. Ce n’était pas un philosophe abstrait, mais un réaliste d’éducation scientifique. L’esprit, pour lui, n’était pas ex­térieur, mais intérieur à l’individu. L’homme était le seul être capa­ble d'agir, de sentir et de penser, avec la pleine conscience de ce qu’il faisait. Mais Steiner lui demandait de se servir de ces fa­cultés pour envisager le monde d'un point de vue spirituel et non intellectuel, afin de découvrir les puissances cachées qui dirigent la vie. Il n’essaya jamais d’approcher ces puissances à travers un état de transe ou d’exaltation — ce que font en général les êtres doués de pouvoirs surnaturels — . Toutes visions obtenues au cours d’ex­périences occultes, devaient être contrôlées en pleine conscience, et Steiner tenait à ce que la corrélation entre l’occulte et l’expérience ordinaire fût toujours transformée en acte mental, Il s’efforçait ainsi d'atteindre à une connaissance plus profonde que celle qu’offrait la science moderne, connaissance qui, jus­qu’alors, se trouvait dispersée dans certaines religions et dans les doctrines secrètes de l’antiquité et du moyen-âge. La route qui le menait vers l’établissement définitif de sa doc­trine le fit bifurquer vers la théosophie, dont il devint le secrétaire général pour la section allemande.

L’idée théosophique de la réin­carnation du « Roi du monde », sous la forme du jeune Hindou Jiddu Krishnamurti, obligea Steiner, en 1913, à adopter une attitude d’antagonisme qui amena son expulsion. Aux yeux d’Annie Besant et de Leadbeater, comme à ceux de la plupart des Théosophes, Krishnamurti devait devenir le parfait véhicule du Christ réincar­né. Pour Steiner, il était criminel de décerner une telle puissance à quelqu’un sur les seuls fondements de la réincarnation. De plus, il pensait que le Christ ne pouvait s’incarner qu’une seule fois et que cette attente d’un « deuxième avènement » était erroné. Il avait le plus grand mépris pour tout amateurisme, pour tout man­que de respect envers l’idée de Karma et de réincarnation, et l’af­faire Krishnamurti lui semblait en être un exemple.Lorsque l’association de Steiner avec la Société Théosophique prit fin, le temps vint, pour lui, d’établir sa propre doctrine — l’anthroposophie — comme un enseignement séparé. Cette croyance avait été considérée pendant des années comme une section distincte de la Société Théosophique Allemande. Le mot « anthroposophie » signifie « Sagesse de l’homme ». Le mot apparaît pour la première fois dans un livre du seizième siècle de Thomas Vaughan, mais il semble que Steiner l'ait trouvé dans un ouvrage d’Emmanuel Hermann Fichte, le fils du philosophe. En peu de temps, l’influence de Steiner se développa et conduisit à la formation de la vaste Société Anthroposophique avec ses milliers de membres dans le monde entier, A l’origine purement occultes et religieuses, les ac­tivités de la Société aboutirent à des travaux de laboratoire et à des écoles d’art.Steiner, pour sa propre part, témoignait d'une activité toujours plus grande.


En dehors de ses conférences et de ses leçons, il pré­parait l’établissement du quartier général de la Société, écrivait des pièces, et cherchait de nouveaux moyens d'expression artistique.L’idée fondamentale de Steiner était toujours que la vérité se démontre par des moyens physiques. Tout en demandant à ce que l'expérience ordinaire fût toujours transformée en acte mental, il était contre la pensée abstraite. En fait, il n’aimait pas le mot « pensée » et préférait dire « penser ». Il répudiait la méthode ha­bituelle de réflexion qui, absorbée par l'objet, en oublie l'acte même de penser. Il voulait que le penseur demeurât toujours cons­cient de ce qu'il faisait, et que l’homme pensât par « images » et non par abstractions.Un tel procédé est comparable aux idées platoniciennes. Platon fut le dernier représentant d'une époque qui avait le don de « voir » le monde.


D ’après Edouard Schuré, l'écrivain français mystique, les Grecs avaient eu, depuis les temps les plus reculés, « une connais­sance intuitive de la communion intime et directe qui existe entre la vie extérieur du monde et la vie intérieure de l’âme. Le génie grec ne séparait pas l’âme humaine du Cosmos, mais les conce­vaient comme un tout organique... » Les images évoquées par une vision n’étaient pas des pensées, mais des tableaux spirituels, appe­lés plus tard « idées platoniciennes ». Ce fut l’élève de Platon, Aristote, qui commença à « penser » le monde, au lieu de le « voir ».Platon était le grand « voyant » des Grecs, Aristote en fut le « pen­seur ». Platon tenait à la vérité contenue dans les idées spirituelles, au lieu qu’Aristote s’occupait de la vérité en tant qu’expression du monde physique.

Personne n’exprima la différence entre les deux philosophes d'une manière aussi frappante et pourtant aussi simple que Raphaël, qui sut décrire leur individualité avec la clarté particulière au génie. Dans son tableau de « L’école d’Athènes », il représente Aristote, le doigt pointant vers la terre, et Platon, le doigt levé vers les cieux.Steiner, ainsi que nous le verrons plus loin, essaya de combiner leur sagesse, en assimilant la vérité à une réalité spirituelle, puis en la traduisant en réalité physique.Bien qu’ayant un grand nombre d'élèves, Steiner n'essaya jamais de leur imposer son mode de connaissance particulier, et il n’exprimait ses opinions personnelles que si on les lui demandait. Mais, s’il n’imposait pas son enseignement, il répondait à toute question qu'on lui posait. Il faisait ses conférences sans notes. En général, il concentrait son attention sur ceux de ses auditeurs aux­quels il pouvait apporter une aide particulière, et toute sa leçon était adaptée à leurs besoins. Au cours de sa vie laborieuse, Steiner avait été en rapports avec presque toutes les classes d'individus. Il avait parlé devant des ouvriers socialistes, comme devant des membres de l’aristocratie ; pour le clergé, et pour les savants. Il avait été l'ami de bien des philosophes et savants allemands et autri­chiens célèbres, sans jamais perdre contact avec la vie quotidienne. Mais tant sa nouvelle sagesse que sa puissance accrue, le lais­saient libre de tout désir de gloire.Et cependant, peu d’hommes avaient autant d’ennemis que Ru­dolf Steiner, ce qui peut s’expliquer par le caractère révolution­naire de son enseignement. Il prétendait avoir de la vie des scien­ces et de la religion une compréhension plus profonde que n’en ont les autres hommes.Encore que sa doctrine particulière fût souvent inconnue ou in­intelligible à beaucoup d’érudits, la plupart de ceux qui avaient pris la peine de travailler l’anthroposophie, acceptaient le point de vue de Steiner. Ceux qui combattaient ses idées ne s’étaient ja­mais souciés de les approfondir. Ils se bornaient à en répéter les versions défigurées parues dans les journaux. L’antagonisme n’affectait Steiner que dans la mesure où il entravait la diffusion de sa doctrine. Ses ennemis l’accusaient d’être un esprit faux ou un jésuite, ou bien faisaient de lui un juif oriental converti.


Sa vie la plus intime, d’un caractère fort généreux, était diffamée et, bien qu’il n’en parlât jamais, il dut souffrir profondément de tant d’attaques malveillantes.Pour Steiner lui-même, ses dons exceptionnels tenaient telle­ment à sa nature qu’il ne les considérait plus comme extraordi­naires, et que sa modestie naturelle n'était jamais affectée par eux. Ayant prévu avec une précision fantastique un détail intime de la vie d’un de ses amis et la prédiction s’étant avérée juste, l’ami s'écria avec enthousiasme : « C’est Vraiment merveilleux d’avoir- vu cela ». « Merveilleux ? » répondit Steiner ; « il ne faut pas le comprendre ainsi. — On peut voir ou ne pas voir ce genre de choses. ».L’un des témoignages les plus sérieux, en ce qui regarde les étranges pouvoirs de Steiner, est celui du docteur Friedrich Rittelmeyer, pasteur distingué du Berlin d’avant-guerre ; homme de profonde culture et d’une intégrité morale indiscutable. Lorsque, déjà âgé, il découvrit l’enseignement de Steiner, ses connaissances multiples lui en permettaient aisément l’étude. Néanmoins, il passa dix ans à travailler l’anthroposophie avant d’en accepter finalement les principes. Il avoua plus tard avoir été alors tout à fait igno­rant des choses occultes, et s’en être approché avec une grande méfiance.Rittelmeyer fit remarquer combien, avec le temps, Steiner se sentait plus à son aise dans l’usage de ses dons occultes. « Au début », disait Rittelmeyer, « il me semblait qu’en donnant ses consultations, il préférait s’asseoir à contre-jour quand il faisait de la voyance, et l’on remarquait chez lui comme un réajustement de tout son être, qui l’obligeait souvent à baisser les yeux... A me­sure que les années passaient, je le constatai de moins en moins, et finalement plus du tout... C ’était comme si les deux états de con­science, le sensible et le spirituel, fussent mis maintenant librement et naturellement côte à côte. »

D ’après l’opinion des spécialistes, la clairvoyance est un don naturel, comme le fait de peindre ou d’avoir une belle voix, un don tout à fait indépendant du caractère. Tel peut avoir le don de voir ce qui se passe à des centaines de lieues, sans pouvoir com­prendre les plus simples objets qui l’entourent. L’humanité a toujours cru en la clairvoyance. Parmi les exemples les plus carac­téristiques, il faut citer les mantiques, de l’oracle de Delphes, considérés comme un don divin. Les prêtresses ou pythonisses étaient des femmes douées de clairvoyance et, encore que dans le monde antique, également, les cas de fraude fussent nombreux, il y a beaucoup d'exemples de visions et de prédictions authen­tiques.Ce n’était pas seulement la masse qui croyait en la vérité des visions pythiques. Des penseurs tels que Pythagore et Platon, re­connaissaient l’institution de Delphes et considéraient la folie di­vine (furor divinus), comme le moyen le plus haut et le plus direct d’atteindre à la connaissance. Aristote lui-même, le logicien positif, admettait qu’il existât une science de la « vision spirituelle ».Les Occultistes reconnaissent l'existence de trois sortes de clair­voyance : héréditaire, karmique et consciente. La voyance hérédi­taire est un don hérité de nos ancêtres. La voyance karmique nous est transmise d’une incarnation précédente, mais bien que dans les deux cas le don soit légué au possesseur et non créé par lui-même, la voyance karmique semble avoir été consciemment dé­veloppée au cours d’une précédente vie. La forme la plus impor­tante de voyance est celle qui se développe en pleine conscience durant notre vie présente.Rudolf Steiner, dès le début, prétendit avoir le don de voyance karmique. Certains incidents de sa vie ultérieure indiquent qu’il a pu également retrouver en lui les restes d'un don de voyance héré­ditaire, que l’on possède parfois sans le savoir.


Dès l’instant où Steiner reconnut que le monde occulte était pour lui une certitude, il s’efforça de développer son don de voyance consciente. S’il avait pénétré, à travers les choses matérielles, jusqu’en un au-delà spiri­tuel, par la simple force d’un don inexplicable, comment aurait-il pu se réclamer d’un résultat scientifique rigoureux ? La possibilité même d’une telle voyance devait être éliminée.Rien n’est plus contraire à un tel don que l’excès de vin ou d’alcool. Beaucoup d’interdictions religieuses par rapport au vin sont fondées sur ce principe. Le vin favorise chez l’homme une perte de lucidité. D ’où son usage dans les mystères antiques dont le but était de faire apparaître un nouvel état de l’être. La con­science grecque (d’autres‘ que Steiner l'ont constaté) avait un caractère de rêve pictural. La vie était « vue » par images, dont les « idées » de Platon sont l’expression la plus parfaite. Avec l’ère chrétienne, l’homme passa du plan visionnaire au plan intellectuel.

Les Grecs ne parvenaient à un tel état qu’à travers les mystères. Cette conscience différente est représentée par Apollon et Diony­sos. D ’après Edouard Schuré « Apollon sait tout et parle au nom de son père (Zeus). Dionysos ne sait rien, mais il est tout et ses ac­tions parlent pour lui ». Dans les mystères, les adeptes de Dionysos s’abandonnaient à l’ivresse et descendaient ainsi à une perception intellectuelle et par conséquent terrestre de l’univers. Ainsi 2’identification avec Dionysos annonçait-elle le stade suivant de leur évolution.Le premier Grec qui prit conscience de cela et y conforma ses actes, fut Aristote. Sans se perdre dans des orgies bachiques, il posa les principes d’une compréhension intellectuelle du monde, et s’efforça de représenter celui-ci non par des visions, mais par des pensées. Il n’est donc pas étonnant que la scolastique éminemment intellectuelle du moyen-âge, considérât Aristote comme un des plus grands hommes, sinon le plus grand de tous les temps.

Steiner pensait que Jésus-Christ, en apportant une nouvelle con­science terrestre et intellectuelle à l'humanité, avait fait pour elle ce que fit Moïse pour les Juifs et Aristote pour les Grecs.« La marche de l’humanité », dit Edouard Schuré « jusqu’aux temps de l’ère chrétienne, offre un double spectacle de recul et de progrès. D ’un côté, la perte graduelle d’un état de vision et de communion directe avec les forces de la nature... de l’autre, l’actif développement de l’intelligence et de la raison qui a pour résultat la domination matérielle du monde par l'homme. Quelques rares élus continuent de voir — mais la faculté de divination et de vision di­minue dans l’ensemble. » A partir de ce moment, la connaissance qui, jusqu'alors, ne se trouvait que. dans les mystères, devenait, à travers l’existence et l'enseignement du Christ, une réalité. Le vin pouvait être bu par tous. Steiner dit dans un de ses livres : « La véritable vie de Jésus fut l'avènement actuel, historique, de ce qui avant Lui, ne pouvait se produire que par l’initiation. Tout ce qui, jusque-là, s'était passé dans le secret du temps fut, par lui, décou­vert au monde dans sa poignante réalité. La vie de Jésus est ainsi une confirmation publique des Mÿstères ».


Avant la venue du Christ, le vin était censé nuire â toute con­naissance spirituelle supérieure. Quand un Juif orthodoxe épousait une Juive, on ne buvait que de l’eau pendant la cérémonie, mais s’il épousait une étrangère, on buvait du vin. Les pouvoirs occultes devaient être préservés dans la race, mais en cas d'union mixte, la clé de toute vérité supérieure devait être détruite.Lorsqu’aux noces de Cana, le Christ changea l’eau en vin, il voulait montrer, selon Steiner, qu'à partir de ce jour, chacun pou­vait être initié et, entrer au royaume de Dieu. Il n’était plus né­cessaire de ne boire que de l’eau et de n’épouser qu’un être de sa race. Chacun pouvait boire du vin et s’unir à un étranger. En fait, le Christ insista sur la nécessité du mélange des sangs. Pour lui, tous les hommes étaient frères. Steiner pensait que la période durant laquelle l'usage du vin ne détruirait pas les facultés spiri­tuelles de. l’homme, durerait aussi longtemps que l’influence ter­restre du Christ serait directement perçue dans le monde. Du jour où celle-ci ne s'exercerait plus, le vin détruirait de nouveau chez l’homme les facultés essentielles à une claire vision spirituelle, de même qu’à toute possibilité intuitive.Steiner, pendant un certain temps, fit une grande consommation de vin, après quoi toute possibilité de clairvoyance héréditaire fut détruite en lui. L’expérience faite, il ne but plus jamais une goutte d’alcool, et lorsque, plus tard, il acceptait de former des élèves, il posait comme condition qu’ils ne devaient pas boire de vin.La forme de clairvoyance la plus efficace est donc, ainsi que nous l'avons dit, la voyance consciente. Comment peut-on y arri­ver ? Même celle-ci demande des dispositions naturelles. Dans les arts tels que la poésie et la peinture, la technique ne remplace pas le talent. Il en est de même pour les pouvoirs occultes. Ceci s’ap­plique non seulement aux individus mais aux nations tout entières.Certains peuples sont plus ou moins doués que d’autres. Le don est plus répandu parmi les races très pures, ou les familles dont le sang n’a pas été mélangé, telles les familles royales ou très anciennes.


Le caractère insulaire de la Grande-Bretagne a garanti la pureté de sa race à travers les siècles, et son climat humide est favorable à l'éclosion d’un don naturel et passif comme la clairvoyance. Les facultés internes s'y développent plus facilement que dans les pays à climat sec. Ce climat facilite aussi la faculté de voir la vie en images plutôt que de la penser. Les Allemands pensent la vie — ce qui explique leur amour des théories abstraites. Les Anglais, qui « voient » la vie comme une réalité, détestent les théories et la préméditation. Ce n’est pas la pensée qui fait leur force, mais la mémoire visuelle, et la voyance est vision, non pensée.Les principaux exercices doivent être faits au moment de s’en­dormir, et en s'éveillant le matin.Quand il s’endort, le corps physique est inanimé; le moi spiri­tuel peut donc s'en évader. Ceci doit être voulu consciemment, juste avant que le sommeil ne vous prenne. A cet instant, les forces spirituelles qui, normalement, se manifestent au moyen du corps, sont libérées. Elles peuvent se répandre dans le monde extérieur, dans l’univers. L’ego peut alors s’identifier au monde ; s’y intégrer ; s’y absorber ; étudier ses rouages, ses réalités spirituelles, et non plus seulement matérielles. Le moment est venu pour lui de faire l’apprentissage occulte de ce qui l’entoure.

Ce procédé de "sor­tie du corps " et d’entrée dans l’espace, obéit à des lois cosmiques bien définies et dépend entièrement du point de développement occulte où nous nous trouvons. Notre pouvoir d’illusion est ici très fréquent et l’on s'imagine souvent que l’esprit accède à des sphères lointaines, alors qu’il n’en est rien. Ces sphères sont cal­culées d’après des distances astronomiques. Selon la science, l'ego, lancé dans l’espace, atteint d'abord la sphère lunaire. L’étape sui­vante est Mercure, puis Vénus, et enfin le soleil, Jusqu’au soleil, l’ego pénètre dans l’espace sous sa forme personnelle et porte encore ses souvenirs. Après la quatrième sphère, il pénètre dans Mars. Entre le soleil et Mars, l’ego perd sa conscience propre ; il devient impersonnel. Cette cinquième sphère est celle que le Boud­dha nomme nirvana, et l’enseignement de Bouddha est l’expérience acquise dans la cinquième sphère. C’est la béatitude sans person­nalité.


Pour l’occultiste qui s'efforce consciemment d’abattre toutes barrières qui le séparent d’une connaissance spirituelle, la clair­voyance ne s’arrête pas 'à l’extase. L’ego peut dépasser le nirvana. Ayant perdu sa personnalité, et devenu pur esprit, il se fait créateur et concentre ses forces sur sa prochaine incarnation. La si­xième étape l'amène dans Jupiter, et c’est là qu’il amasse les facultés créatrices nécessaires. L’étape de Saturne prépare la nouvelle in­carnation terrestre. Dans la dernière étape, celle des étoiles fixes, l’ego s’est définitivement trouvé et seul celui qui est capable d’arri­ver jusque là peut « voir » sa « personnalité » future. Les prochains exercices seront faits au réveil. C’est alors que l’ego reprend sa conscience physique et l’exercice doit être fait au moment même de l’éveil, à l’instant où l’ego reprend possession de son corps. La conscience diurne n’est pas encore éveillée, l’esprit est tout proche du microcosme et des multiples phénomènes qui opèrent en nous. C’est l'instant où l’on peut percevoir l'intérieur de la coquille : les organes physiques, leur fonctionnement, leur interpénétration, leurs raisons d’être, leurs pouvoirs et leurs faiblesses. Nous sommes maintenant capables de nous identifier à nos organes, à nos fonc­tions corporelles, et d’acquérir la connaissance de nous-mêmes. Mais encore une fois, ceci doit être accompli en état de pleine conscience, et dans le temps infinitésimal qui existe entre le som­meil et l’éveil.Ces exercices se développent naturellement à la suite de cer­taines méditations faites en s’endormant et en s’éveillant. Les deux formes de voyance doivent être possédées de manière à pouvoir être manifestées à tout moment et non pas seulement durant les exercices du matin et du soir.L’occultisme est une science qui nous apprend à exécuter ce genre de travail dans l’ordre voulu. A nous identifier graduelle­ment avec le phénomène aussi bien extérieur qu’intérieur, et à nous concentrer sur les différents organes et fonctions dont nous fai­sons l’expérience durant nos « visions ». Un grand nombre d’ins­criptions hiéroglyphiques égyptiennes, ainsi que le Livre des Morts enseignent de telles lois.Steiner donne aussi des instructions.détaillées sur le développement de la clairvoyance, par des exercices accomplis à l’état de veille. Ces instructions se trouvent dans son livre Connaissance des Mondes Supérieurs et le moyen d’y atteindre et doivent faire parvenir à des perceptions purement spirituelles. Par la seconde vue, nous pénétrons dans le règne minéral, végétal, animal, et fina­lement en nous-mêmes et en autrui.


Il n’y a rien de mystique ni de magique dans ces travaux qui doivent être exécutés comme des expériences scientifiques. Pen­dant toute leur durée, nous devons méditer sur les qualités spéci­fiques du minéral, du végétal et de l’animal. Steiner pensait que de telles méditations permettaient le développement des organes intérieurs par lesquels nous pouvons « voir » et « entendre » la réalité spirituelle d’une chose, aussi clairement que nous voyons et entendons sa réalité physique avec nos yeux et nos oreilles. Il les nommait les organes de clairvoyance.Si l’on admet ce qui précède, il faut aussi admettre le fait qu’un praticien de médecine générale qui possède une science occulte con­sciente, en sait plus que celui qui ne la possède pas.L’exemple suivant montrera que Steiner, tout en n’étant pas médecin, témoignait, en certains cas, d’un profond savoir médical. L’enfant d'un de ses amis souffrait depuis sa naissance d’un étrange mal : la différence de température entre les parties supérieures et inférieures de son corps laissait apparaître entre elles un écart très supérieur à la normale. Aucun des médecins allemands, suisses et autrichiens consultés, n’avait pu établir un diagnostic, ni pres­crire un remède, et Steiner fut invité à examiner l’enfant.« La famille de l’un des parents », dit-il « est composée depuis de longues générations, de pères grands et de mères petites. Ce fait a eu comme résultat de créer dans la température du corps une « symétrophobie » qui persistera jusqu’à l’âge de sept ans et contre laquelle on ne peut lutter qu’en donnant à l'enfant du baryum ». Steiner expliquait qu’à sept ans, l’enfant perd le « corps modèle »donné par ses parents, et commence à construire son propre corps. Il rejette certaines ressemblances héréditaires, perd les dents qui lui étaient « données » et forme sa « propre » dentition.Comme la mère de cet enfant était d’origine aristocratique, sa généalogie était connue, et l’on put confirmer qu’il y avait dans sa famille une longue lignée de pères de haute taille et de mères pe­tites. La maladie disparut complètement lorsque l’enfant eut atteint sept ans.Très souvent, la clairvoyance n'est développée que dans un seul sens, ainsi que nous l’avons constaté dans le cas du Baron V. En­core que diamétralement opposées, il en était ainsi des voyances égyptiennes et nordiques. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’une clairvoyance complète, comprenant les perceptions du macrocosme et du microcosme put être réalisée. Steiner s’appuyait jusqu’à un certain point sur le premier système connu qui inclût les deux tendances et que développa Valentin Andréas dans ses Noces chymiques parues en 1604.


Le mystérieux héros de ce livre était un certain Christian Rosenkreuz, adepte de la fraternité mystique dés Rosicruciens.D'autres aspects de voyance peuvent être développés avec l’aide d’initiés qui en ont porté certaines formes jusqu’à leur point de perfection.Steiner parla plusieurs fois à ses amis les plus intimes des rap­ports qui existent entre un disciple et ses maîtres, et le docteur Rittelmeyer raconte à ce propos ce qui suit : « Ce qui m’impres­sionna le plus » dit-il « c’est la manière dont Steiner parlait des grands instructeurs qui avaient traversé sa route. Ces hommes d’une extraordinaire spiritualité, mais entièrement inconnus du pu­blic, apparaissaient au moment voulu, et l’aidaient, dans des cir­constances décisives, à comprendre et à développer ses facultés critiques. Après une longue préparation, les aides nécessaires nous sont envoyés... Le monde extérieur n’en a pas le moindre soupçon... Il était merveilleux d’apprendre par le détail l’existence de tels maîtres spirituels qui, dissimulés derrière le voile de l’histoire, diri­gent le courant des formes.... Ceux qui se souviennent des inter­ventions de celui que Jacob Boehme nommait « l’Inconnu », pour­ront se faire une idée des choses dont parlait Steiner... » Lorsque le Docteur Rittelmeyer demanda à Steiner si les maîtres dont il parlait étaient encore vivants, il répondit : « C’est sans importance ».Steiner prenait toujours grand soin que sa clairvoyance n’en­travât pas chez lui une connaissance plus normale des choses. Quand Rittelmeyer lui demanda, en 1916, si l’on pouvait savoir comment finirait la guerre, Steiner répondit : « Certainement, cela serait possible, mais à condition de renoncer à toute participation aux événements. Il serait inconcevable de faire de telles recherches par des moyens occultes et ensuite d’en tirer profit dans ses actes. » Steiner avait la plus grande vénération pour toutes les questions ésotériques, et avait horreur d’en parler, sauf à quelques personnes en qui il avait confiance.


Il croyait, bien entendu, en une connaissance traditionnelle qui avait survécu dans des écoles ésotériques, ou dans les anciens mys­tères. Plusieurs de ses livres et de ses conférences y font allusion et, pendant de longues années, il exista un groupe ésotérique au sein de la Société Anthroposophique. Steiner entretenait les mem­bres de ce groupe de sujets qui eussent été trop ardus pour les non- initiés. Les profanes inventèrent des histoires de rites secrets et de cérémonies, mais ce n'était que purs mensonges. Steiner répétait sou­vent que le public ne devait pas avoir accès à une certaine con­naissance, faute d'avoir pour elle le respect voulu.

D ’autre part, il pensait que l’heure était venue d’élargir le cercle des initiés, et que l’humanité était capable d’approcher la science cachée, à travers une pensée consciente. Mais cette attitude, chez lui, se heur­tait à une puissante opposition. Il y a toujours eu deux courants dans l’occultisme : l’un vise à ce que toute connaissance ésotérique, demeure l’apanage d’un petit nombre ; l’autre considère que cette connaissance doit s’adresser à un cercle plus étendu. Steiner ap­partenait à celui-ci, à l’opposé de la plupart des Eglises.

Steiner n’était aucunement indécis en ce qui regardait ses pro­pres devoirs et pouvoirs occultes. Il voyait très clairement que sa mission devait être fondée sur des perceptions occultes tout à fait conscientes. « Pour bien remplir ma mission », dit-il un jour, « je dois me borner à l’occulte, sans quoi je ne réussirai pas. »Il était bien naturel que les Eglises condamnassent un enseigne­ment qui s’efforçait, par une étude raisonnée, de s’emparer des connaissances spéciales dont elles avaient le privilège. Ces mêmes Eglises n'admettaient cette connaissance qu’enveloppée de leurs symboles et de leurs dogmes, qui se fondent sur l'autorité plutôt que sur la liberté individuelle. La manière dont Steiner divulguait une certaine connaissance leur paraissait dangereuse. Cependant, il était catholique de naissance, et l’erreur serait grave de le con­sidérer comme un anti-chrétien. Profondément religieux, ses expé­riences occultes n’avaient fait qu’élargir ses conceptions.Des théologiens avertis étaient frappés de la profondeur de ses idées par rapport au Christ, et Rittelmeyer, parlant d'une confé­rence de Steiner sur ce sujet, nous dit : « Je compris alors, com­ment un homme, en présence même du Christ, parle du Christ.

Il y avait plus que de la dévotion ou de la vénération dans ses paroles. En toute liberté, en toute adoration, un homme s’adressait au Christ qui était tout proche... Les centaines de sermons entendus sur la question me revinrent à la mémoire, mais pour s’évanouir en fumée... » Rittelmeyer lui-même était considéré comme l’un des plus grands orateurs allemands de son époque.Plus tard, les Evangiles devaient devenir l’un des principes fon­damentaux de l'enseignement de Steiner, d’où résulta l’établisse­ment d'une nouvelle Eglise.


Pour Steiner, la vie du Christ était l’événement majeur de l’histoire du monde, tout ce qui la pré­cède n’en étant qu’une préparation spirituelle. Pour lui, la forme la plus haute de cette préparation spirituelle se trouvait dans les mystères d’Ëphèse et d’Eleusis qui enseignaient lesotérisme à ceux qui, en vertu de leurs dons occultes, étaient dignes de le com­prendre. L'adepte qui avait subi les épreuves nécessaires était spirituellement transformé. De ce jour, il devenait un initié.Résumer toute la Christologie Steinerienne nous entraînerait trop loin, mais certains de ses aspects principaux trouveront peut-être ici leur utilité. Pour Steiner, la mort sur la croix distingue la reli­gion chrétienne de toutes les autres.

Le Christ non seulement en­seigna, mais donna sa vie pour cet enseignement. Ainsi la chrétienté nait d’un acte, alors que d’autres religions naissent d’une doctrine. Selon l’opinion de Steiner, la mort du Christ fut la source des trans­formations les plus capitales, tant dans l’histoire de l’humanité que dans chaque individu, quelle que fût sa race ou sa religion. Cela changea non seulement chaque homme, mais le monde même où iî vivait.Steiner n'est pas seul à penser que les Evangiles sont riches de connaissances ésotériques et que ce n’est qu’à condition d'admettre cela qu’on peut les comprendre entièrement. Le point crucial du Golgotha réside, pour Steiner, dans le fait que le Christ offrit son sacrifice dans une entière conscience de son acte. Ainsi les paroles de saint Jean prennent-elles leur pleine signification : « C’est pour­quoi mon Père m’aime, car je lui ai fait don de ma vie afin de pou­voir la reprendre. Aucun homme ne me l’enlève, je lui en fais don de moi-même ». Selon Steiner, ce sacrifice assumé nous permet à tous d’entrer dans le mystère de la vie et de la mort du Christ.

Le Golgotha renferme, pour lui, la sagesse essentielle de l’univers entier. En en pénétrant le sens, l’homme peut atteindre à la com préhension du macrocosme qui l’entoure, et à sa reproduction en lui- même, le microcosme.Les connaissances, tant ordinaires qu'occultes, étaient pour Steiner des nécessités qui devaient, si l’on en faisait un usage ap­proprié, s'enrichir mutuellement. Quand Rittelmeyer lui demanda un jour : « Comment se fait-il qu'en dépit de votre grande culture, vous n'ayez parlé de questions occultes qu'à l’âge de quarante ans ? » Steiner répondit : « Il me fallait d’abord me créer une situa­tion dans le monde. Maintenant, si les gens trouvent mes livres in­sensés, ils sont bien obligés de tenir compte de mon oeuvre antérieu­re. Et aussi, il me fallait d’abord éclaircir mes idées pour moi-même, leur donner une forme, avant qu’il ne fût possible d’en parler. Cela n’était pas si facile. Et puis — je l’admets sans fausse honte — il fallait du courage pour aborder ouvertement de telles questions. Je devais, avant tout, acquérir ce courage. » Beaucoup plus tard, peu avant sa mort, Steiner expliqua pourquoi il avait attendu si longtemps avant de se sentir le droit de faire des déclarations sur l’occultisme. Avant trente-six ans, ses préoccupations étaient pure­ment scientifiques. Plus tard, il commença de « voir » les choses autour de lui, dans leur entière réalité physique, et elles évoquaient alors en lui les mêmes images spirituelles que celles de ses visions occultes. Ce procédé pourrait être comparé à l’inspiration d’un homme comme Wordsworth, de qui Dean Inge disait : « Son ins­piration lui venait de manière directe ; c’était une révélation de l’invisible à travers les objets naturels, par laquelle il obtenait le pouvoir de pénétrer la vie des choses. » Cette « vie des choses » était le but même des recherches de Steiner. Ni les pensées ni les émotions ne pouvaient être perçues par les facultés physiques seules, comme par exemple l'intellect. Steiner cherchait le dévelop­pement des « yeux spirituels », pour pouvoir considérer le monde comme « quelque chose de plus haut et de plus profond que lui- même », selon l’expression de Dean Inge.


L’anthroposophie est, à l’origine, une science descriptive, et sa relation avec le monde spirituel est la même que celle des sciences naturelles avec le monde physique.Le docteur Rittelmeyer avait hâte de voir mises à l’épreuve les connaissances scientifiques qu’avaient acquises Steiner au moyen de ses expériences cachées. Dans ce but, n’étant pas lui-même un savant, il s'adressa à des douzaines de spécialistes qui furent chargés d' « examiner » Steiner. Tous furent obligés d’admettre sa supériorité.Il n’est donc pas surprenant que le quartier général de Steiner soit devenu un véritable institut scientifique. Il avait commencé de l’édifier durant la guerre et, la permission de construire à Mu­nich lui ayant été refusée, l’édifice offert par ses admirateurs fut élevé sur une colline de Dornach, près de Bâle. En un temps où l’Europe presque entière était en guerre, la construction de cet édi­fice, baptisé le « Gœtheanum » en l’honneur de Goethe, fut un exemple de collaboration internationale. Les élèves de Steiner vin­rent de dix-sept pays différents à Dornach pour travailler à la construction du Gœtheanum, malgré les difficultés de déplacement que rencontrèrent beaucoup d’entre eux.Steiner lui-même en avait dressé les plans. L’édifice fut cons­truit en bois, comme un instrument de musique et, puisqu’il était destiné à des concerts, conférences et récitations, l’acoustique en fut soigneusement étudiée. Steiner exigea l’emploi des sept bois dif­férents dont on se , sert pour la construction des violons, et le pla­fond du hall principal devait être aussi sonore que les parois d'un instrument.L’édifice était conçu pour son utilisation intérieure et compor­tait, outre le hall et le théâtre, des studios et des bureaux. Des savants, dirigés par Steiner, après avoir passé par les universités habituelles, faisaient chaque jour des conférences. Le but de l'en­seignement était de montrer l'aspect anthroposophique de sujets tels que la biologie, la médecine, l'astronomie, la mise en scène, l'agriculture et l’eurythmie. La section théâtrale et chorégraphique était dirigée par Frau Steiner, qui était la collaboratrice de son mari depuis de longues années. Steiner lui-même adorait le théâtre et écrivit nombre de pièces pour le Gœtheanum, tandis que sa femme s’occupait des classes d’eurythmie, où l’on étudiait les mou­vements rythmiques destinés à devenir un « langage visible ».

Dès que l’on commençait à travailler l’anthroposophie, on était frappé par tout ce qui la distinguait des autres systèmes spiritualistes. Son manque de sentimentalisme et son caractère scientifique en permettait une étude intellectuelle à travers livres et le­çons. Alors que la philosophie de Keyserling, d'ordre nettement éthique était, sous son meilleur aspect, sans système défini, Steiner, lui, créa un système scientifique qui pouvait être travaillé et appli­qué. Stefan George, poète avant tout, s’adressait aux facultés émo­tives refoulées dans notre subconscient et qui se plient mal à une étude systématique. Steiner, par contre, essaya de donner à l'Anthroposophie toute l'exactitude des mathématiques.Ce ne fut pas sans quelque émotion que j’allai pour la première fois écouter Steiner. Le hall était bondé, et l’atmosphère chargée d’attente. J’avais vu des auditoires plus dévots, plus émus ou plus hystériques, mais je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu un plus attentif.Steiner débuta sans préliminaires ni introduction : il était « in médias res » sitôt la leçon commencée. J’avoue qu’il me fallut beau­coup plus de temps pour surmonter la première impression que me causa son apparence. Pour être tout à fait franc, j’étais un peu terrifié. Il y avait quelque chose d'alarmant dans ces yeux enfoncés, ce visage ascétique, pâle comme un paysage lunaire, dont des mèches d’un noir de jais couvraient le front. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu un homme aussi impressionnant. Mais lorsque je me fus habitué â la singularité de son apparence, je compris com­bien il était simple et humain. Son accent passionné, sa voix aux intonations autrichiennes, l’effet théâtral de sa cravate noire nouée, contrastaient curieusement avec la simplicité de son attitude. Au bout de quelques leçons, ma première impression disparut entière­ment. Je ne compris que plus tard pourquoi son visage m’avait tant impressionné. C’était comme si ce visage n’était pas assez grand pour contenir l’intensité de son expression spirituelle. Lorsque je montrai à une amie une photo de Steiner, elle s’écria : « Cet homme a dû terriblement souffrir. » Son visage, en effet, portait les marques d’expériences douloureuses et cachées.Au temps où j’assistais à ses leçons, Steiner s’occupait encore d’un sujet qui avait pris dans sa vie une importance capitale, « la République Tripartite d'une structure sociale ». C’était le résultat de ses efforts pour trouver une solution aux difficultés économiques et politiques nées de la guerre et portées par elle à leur point culminant.


La guerre avait été pour lui un événement d’une extrême importance. Tout en espérant une victoire austro-allemande, il avait un sens aigu des réalités. Il ne crut jamais à la suprématie guerrière et maritime de l’Allemagne. Bien avant quiconque, Steiner avait perdu confiance dans les généraux. Au moment où le pays entier considérait Ludendorf comme un sauveur, et où la moindre critique à cet égard semblait une trahison, Steiner eut avec son ami Rittelmeyer la conversation suivante. C’était au milieu de la guerre, et l’Allemagne entière se réjouissait de l’entrevue récente entre Hindenburg et Ludendorf. Rittelmeyer, plein d’enthousiasme, lui aussi, s’écria : « Nous avons vraiment de la chance d’avoir Hinden­burg et Ludendorf ». Steiner répondit : « Enfin, Hindenburg est bien vieux... l’essentiel est entre les mains du chef du grand Etat- Major. » Et quand Rittelmeyer, exprimant l’opinion courante ré­pliqua ; <s C'est donc Ludendorf qui est maintenant la bonne étoile de l’Allemagne », il répondit avec le plus grand sérieux : « Ce n’est pas l’intérêt de l’Allemagne d’avoir de tels généraux. » Steinet croyait à la mission de l'Allemagne. Mais il ne croyait pas, comme la plupart des Allemands, que cette mission pût être accomplie par les armes, et que le but ultime fût de conserver au Kaiser sa « place au soleil ".


Son estime de l’Allemagne ne se limitait pas au Reich des Hohenzollern. Elle embrassait tout ce qu’il tenait pour essentiel à l’esprit allemand, et peu importait que cet essentiel provînt de choses qu’il n’aimait pas, comme la philosophie de Kant, conçue sur les rives de la Baltique, ou de celles qu’il aimait, comme l’art musical de Vienne et de Salzbourg, ou l'oeuvre des poètes et penseurs de Prague. L'Allemagne était pour lui une vérité idéologique bien plus que politique ou géographique. Il s’ensuivait que la mission allemande ne pouvait être que d’ordre spirituel. Nul doute pour Steiner que l’esprit allemand s'exprimât de façon plus Valable à travers la musique, la philosophie et la science, que par les actes de Guillaume II, Ludendorf et Tirpitz. Steiner attendait avec an­goisse que fussent clairement formulés les problèmes de l’Europe Centrale, en réponse aux propositions du Président Wilson. En pleine guerre, il disait : « La réponse de l'esprit doit venir d'Europe Centrale. Si cela n’arrive pas, nous succomberons au programme Wilson. L’Europe Centrale ne peut résister aux quatorze points,mais elle doit y répondre par un message spirituel. » Plus tard, il exprimera toujours la même opinion : « W ilson amènera un grand désastre en Europe Centrale, et n’arrivera à rien. »Steiner espérait qu'un programme « spirituel » pour la solution des problèmes européens impressionnerait les hommes d’Etat alliés, et qu’ils reconnaîtraient à l’Allemagne une puissance spirituelle dont il fallait tenir compte. .Il établit donc un programme qui, par son ampleur, devait triompher des quatorze points de Wilson, fondés uniquement sur des données politiques. Les idées de Steiner étaient contenues dans un manifeste sur la « République Tripartite ». Ce manifeste parut en 1919. Ses points principaux furent reproduits par tous les jour­naux à l'étranger et exprimaient les idées de Steiner sur la question.

L’homme était, pour lui, un être « triple », composé de volonté de puissance, d’émotion et d’esprit. La vie d’une nation était aussi une République Tripartite, crééé par des activités économiques, politiques et artistiques. L’économie comprend la production, la distribution et la consommation de tout ce qui regarde les com­modités et le bien-être de la population. La politique est l’expres- sion de la psychologie fondamentale d’un peuple et, selon le pro­gramme de Steiner, s’occupe aussi des questions militaires. La vie intellectuelle comprend les sciences, l’éducation, les lettres et les services sociaux.


L’économie doit être capable de s’adapter jour­nellement aux conditions existantes. Elle doit être dirigée par des spécialistes et ne pas se laisser entraver par la politique. La vie politique et administrative est, par le fait même d’une psychologie nationale, d'essence conservatrice. Steiner voulait donc préserver cette essence, tâche que ne pouvait accomplir que des hommes ayant une grande expérience de la vie : les aînés. L’économie doit être opportuniste et la politique conservatrice, tandis que le courant intellectuel tend vers l’individualisme. Il doit donc être dirigé par les grands hommes, les personnalités les plus marquantes.Ces trois caractères essentiels d’une nation doivent être consi­dérés par l’Etat comme d’une importance fondamentale. D ’où il ressort que les trois courants doivent demeurer indépendants les uns des autres, de sorte que les activités diverses d’une nation soient dirigées par des techniciens. Les chefs de ces trois assemblées formeraient «ne sorte de Sénat où les différents problèmes seraient discutés et résolus.

A l’époque où je suivais les conférences de Steiner, la première session du nouveau Parlement Républicain se tenait à Weimar. Dès les premiers mois de ion existence, on put constater les inconvénients de ces méthodes démocratiques préma­turées, appliquées par un peuple sans éducation ni tradition poli­tiques. Le temps n’était pas loin, en effet, où plus de trente partis différents se chamailleraient au Reichstag.Les idées de Steiner semblaient radicales et s’opposaient à la plupart des systèmes politiques existants. Et pourtant, la vie alle­mande ne pouvait échapper à la catastrophe que si ces trois cou­rants étaient soustraits aux partis politiques et à l’amateurisme de la nouvelle démocratie. Steiner espérait qu’une telle organisation des choses détruirait toutes les causes actuelles d’un rationalisme déraisonnable.Il espérait aussi que grâce à une compréhension plus profonde des nécessités véritables, les ambitions nationalistes des différents peuples formant la monarchie des Habsbourg, pourraient être dé­jouées. Un état de choses plus logique rendrait leurs ambitions aussi inutiles que les quatorze points du Président Wilson.Les idées politiques de Steiner ne tenaient pas assez compte des individus, ni des différentes nations et de leurs ambitions dé­çues. De plus, ses manifestes parurent pendant la guerre, ou tout de suite après, en des moments où les peuples en question n'avaient pas la possibilité de les étudier et de les assimiler. Au point de vue économique, Steiner prêchait la même rationalisation fondamentale qu’en politique. Cette rationalisation fut introduite plus tard, dans le monde entier, sous une forme dénaturée ou purement industrielle, par différents gouvernements et entreprises commerciales. Je fus plus impressionné par la personnalité de Steiner que par ses idées politiques. Mais tout en reconnaissant les avantages qu’aurait pour moi son amitié, je fus assez honnête, ou peut-être trop naïf, pour reconnaître qu’au point où j’en étais, ses livres m’apportaient tout ce dont j’avais besoin et qu’un effort de rapprochement personnel représenterait de ma part une indiscrétion.Les attaques contre Steiner ne cessèrent pas jusqu’à sa mort.


Le 31 décembre 1922, le nouveau Gœtheanum fut incendié. Il n’est pas douteux que cet acte fut inspiré et, sans doute, commis par ses ennemis. Ce ne fut qu'un des exemples parmi tant d'autres de la propagande haineuse dirigée contre lui et des méthodes em­ployées par les Allemands dans leur idéologie guerrière.Comme chaque détail du Goetheanum avait été conçu par Stei­ner, que ses adeptes en avaient construit une grande partie de « leurs mains », et que l’édifice comprenait de nombreuses sculp­tures sur bois, la perte était absolument irréparable.Steiner et ses élèves luttèrent toute une nuit contre le feu, mais lorsque l’aube de l’an nouveau parut sur les collines du Jura, il restait bien peu de chose du magnifique « instrument ». Le coup dut lui être bien douloureux. Un de ses élèves les plus chers le trouva en larmes dans l’une des pièces qui avaient échappé au feu. « Herr Doktor », lui dit-il, « je ne vous ai jamais vu pleurer et vous avez supporté de plus grands malheurs. »« Je ne pleure pas parce que mon travail de dix ans, résultat de si grands sacrifices, est détruit », répondit Steiner « mais parce que le monde occidental ne verra pas un monument qui, plus que toute autre chose, l’aurait converti à ma pensée. »

Steiner estimait que l’Occident, moins intellectuel que l’Europe Centrale ou l’Orient, n’accepterait un nouvel enseignement que s’il en voyait les résultats concrets. L’Occident a besoin de voir pour croire. Le Goetheanum était pour lui le résultat le plus frappant de la doctrine Steinerienne. « L’Europe Centrale », reprit-il « n’a pas besoin de la forme visible du Goetheanum, elle sait percevoir la nouveauté dans la pensée seule. Mais celui-ci eût pu convaincre le monde occidental. » Néan­moins, il ne pouvait admettre que des raisons de sentiment entra­vassent son activité ou celle de ses élèves. Chaque année, pour la Noël, on jouait un mystère, spécialement écrit par Steiner, qui insistait pour que la représentation eût lieu entre les murs dévastés.Un public attristé vint écouter le message de Noël. Le premier personnage paraissant sur ce qui avait été la scène, était l’Ange de l’Annonciation. Comme il avançait devant Steiner et ses amis, assis dans les débris du Goetheanum, il s’effondra soudain. Ce fut le signal d’une débâcle générale. Le courage dont l’assemblée avait fait preuve jusque là ne put se maintenir et de nombreux assistants éclatèrent en sanglots. Mais Steiner n’admettait pas une faiblesse. Il enjoignit aux1 acteurs de continuer la pièce et aux auditeurs d'écouter jusqu'au bout, en oubliant les ruines qui les entouraient.


Dès le lendemain, Steiner reprit son travail habituel et dessina les plans d’un nouveau Gœtheanum.L’édifice devait être bien plus grand que le premier et inclure des laboratoires, des salles de lectures, des studios et des ateliers. Mais son rayonnement serait certes bien différent, expliquait Stei­ner à l’un de ses meilleurs amis. « Le premier Gœtheanum était une œuvre d’amour, bâti avec l’argent de l’amour et du sacrifice. Il devait être une architecture vivante, c’est pourquoi je l'avais conçu comme un instrument de musique où la voix humaine pût vibrer. Le nouveau Gœtheanum sera construit avec l’argent des compagnies d’assurances qui le donneront à regret. Ce ne sera plus un don d’amour, et je dois marquer la différence. Le nouveau Gœtheanum sera donc bâti non avec du bois, mais avec des maté­riaux morts, « du ciment armé. » Il me paraît significatif que Stei­ner n’en acheva que le plan extérieur avant sa mort.Encore que les soucis, et un travail acharné, eussent fâcheuse­ment compromis la santé de Steiner, il poursuivit son œuvre avec la même ferveur. Il était anxieux de laisser derrière lui toute la connaissance spirituelle qu’il avait amassée. Il estimait cette con­naissance indispensable à l’amélioration d’un monde qui sombrait dans les désaccords internationaux, l’autarcie et les différentes formes de matérialisme moderne.Plusieurs élèves de Steiner se demandaient pourquoi il n’em­ployait point ses pouvoirs à se soigner lui-même. N'avait-il pas, en effet, guéri beaucoup d’êtres par la précision de son diagnostic et ses connaissances médicales ? Mais Steiner devait demeurer fi­dèle à ses principes, même devant la mort. Il avait toujours pensé que ses pouvoirs occultes ne devaient servir qu'à étendre la con­naissance, à aider les autres, et qu’il n’avait pas le droit de s’en servir pour son profit personnel.


En fait, il espérait aussi que ses amis le ménageraient davan­tage. Des soins ordinaires pouvaient combattre le mal, mais il eût fallu éviter tout surmenage. Il estimait pouvoir continuer ses con­férences sans aggraver son état, mais, malheureusement, la confiance qu’il accordait aux autres (la seule erreur, peut-être, de la vie de Steiner) s’avéra fausse une fois de plus. Il avait toujours accordé trop d’estime aux êtres et, de nouveau, il devait être vaincu par eux.N i les visiteurs qui, de tous les points du monde, affluaient au Goetheanum, ni ses nombreux élèves, ne comprirent la gravité de son état. Une ou deux fois, il réclama plus d’égards. Des affiches mêmes furent posées aux murs, disant que les interviews person­nelles ne seraient accordées qu’en cas d’extrême urgence. Mais rien n’y fit. Un défilé ininterrompu de visiteurs venaient demander une aide à Steiner. Et pourtant il était de plus en plus souvent incapable même de se nourrir. Les interviews s’ajoutaient aux con­férences et à son travail personnel ; finalement, sa résistance phy­sique céda.Encore que ne prenant presque aucune nourriture, Steiner était bien décidé à terminer une œuvre qui l’absorbait depuis des an­nées. C’était une immense sculpture sur bois représentant le Christ réformant le monde, après sa victoire sur l’esprit des ténèbres. L’œuvre comprenait plusieurs personnages, et Steiner en avait sculpté, seul, la plus grande partie. Maintenant, devenu squelettique, il passait de longues heures sur l’échafaudage dressé autour du monument. Parfois, trop faible pour se tenir debout, il devait renoncer. L’on apportait alors son lit dans la grange, et il conti­nuait de travailler assis. La dernière chose qu’il put faire fut de dessiner les plans du nouveau Gœtheanum, qui demeurèrent sur son lit jusqu'aux tous derniers moments.Il mourut aux pieds de son Christ le 30 mars 1925, et le service funèbre fut lu par le docteur Rittelmeyer dans le hall où Steiner avait fait ses plus importantes conférences.En Angleterre, la Contemporaty Review publia un article de Sir Kenneth Mackenzie qui disait : « L’œuvre du Docteur Steiner est tellement immense qu’il est difficile d’en saisir l’étendue. Per­sonne ne pouvait l’égaler. Il était de cent ans en avance sur son époque... d'où l'isolement où il vécut... Mais les milliers de gens venus de tous les points du continent et même d’Angleterre pour assister à son enterrement, prouvent l’amour et le respect qu'il inspirait... »Parmi les voyants de l’époque moderne qui cherchent la vérité à travers la religion, la philosophie, la révélation mystique ou l’ins­piration artistique, Steiner représente le « scientifique ». Un seul aspect de la vérité ne le satisfaisant pas, il tente son approche par de multiples voies.


Après lui, d’autres recherches sembleront insuffisantes et l’on peut se demander si Steiner n'aurait pas dû être « tenu en réserve » pour figurer à la fin de ce livre et en constituer le point culmi­nant. Mais la place qu’il y occupe correspond chronologiquement à celle qu'il a tenu dans la vie de l’auteur. Du reste, son chemin vers Dieu était d’ordre nettement scientifique et occulte. Ainsi que l’écrit Dean Inge, « les diverses facultés qui, chacune à sa manière, témoignent de Dieu, se développent différemment selon les indi­vidus et il nous faut admettre que bien des chemins mènent à sa sainte colline, au sommet de laquelle tous devront se trouver réunis..
http://www.meybeck.net/sites/cosmobacchus.fr/files/Steiner-pdf/DIEU%20EST%20MON%20AVENTURE%20-%20Rom%20Landau.pdf 

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