Denys l’Aréopagite & l’Anthroposophie. Qui fut Denys l’auteur inconnu ?



Quelle position occupe les oeuvres de Denys l’Aréopagite à l’intérieur de l’anthroposophie ? Y eut-il une école des Mystères dans l’histoire dont on ne peut prouver l’existence, au sujet de la doctrine des Hiérarchies de Denys qui se transmit oralement pendant des années , avant qu’un élève se mit à en rédiger les contenus noir sur blanc ?
Michiel ter Horst — le traducteur de ces écrits de Denys en néerlandais — traite de ces questions dans le présent article et il en arrive à un éclaircissement intéressant.

 
Au 6ème siècle ap. J.-C., un ouvrage littéraire1 parut, dont le rédacteur utilisa le nom de « Denys l’Aréopagite ». L’auteur effectif de cette œuvre est resté inconnu à ce jour, malgré de nombreuses investigations à ce sujet. Son rédacteur s’identifiait intensément avec le Denys biblique — ce Denys-là donc, qui, selon les Actes des Apôtres, écouta avec une grande vénération le célèbre discours de Paul sur l’autel « au Dieu inconnu » sur la colline de l’Aréopage, se convertit et fut baptisé par Paul et le suivit comme disciple.2Il s’identifiait même à l’époque de Paul, en affirmant avoir vu l’éclipse de Soleil au moment de la crucifixion du Christ et assisté avec les autres Apôtres à la dormition de Marie.3 Et à l’exemple des 14 lettres de Paul, l’auteur Denys rédigea ses traités pareillement sous la forme de 14 lettres adressées aux contemporains de Paul.4

L’écrivain inconnu ne cesse d’exhorter le lecteur — il se peut que cela vaille pareillement pour son identification avec le Denys biblique —, de ne pas prendre à la lettre des récits qui sont symboliquement pensées. De nombreuses fois, il cite Proclus, le grand néo-platonicien qui vécut de 412 à 485. Denys eût-il donc cité une littérature qui remonte à plus de quatre siècle après Paul, s’il se fût caractérisé, au sens littéral du terme, comme le disciple de celui-ci.5Aussi n’est-il pas étonnant si dès 532, après la première parution du corpus Dionysiacum, surgit la question de la vraie identité de l’auteur. Et pourtant ses œuvres parurent autour de 540 dans une importante édition commentée comme l’œuvre de Denys l’Aréopagite, disciple de Paul.6

 

Histoire de la réception


 

Au 7ème siècle, Maxime le Confesseur (580-662) rédigea un commentaire important au sujet de Denys. C’était un critique pénétrant de la doctrine, laquelle — à l’époque de la diffusion du monothéisme islamique — voulut simplifier la doctrine chrétienne trinitaire complexe, en relativisant la volonté humaine et celle de Jésus et sa nature humaine. Maxime y opposa le penser néoplatonicien de la Trinité. À cause de cela il fut livré au bourreau, qui lui arracha la langue et la main droite. Pourtant il triompha à titre posthume car, après sa réhabilitation en 6817, ces commentaires devaient devenir tout d’abord vraiment célèbres en Orient — et à la suite de cela, aussi les écrits de Denys.

Après qu’en 827, Louis le Pieux (778-840), eut ordonné de conserver le précieux manuscrit de Denys dans l’abbaye de Saint-Denis, à quelques kilomètres au nord de Paris, l’Aréopagite devint aussi célèbre en Occident. En vérité cet abbaye portait le nom d’un tout autre Denis : le premier évêque impavide de Paris, dont la légende raconte qu’après sa décapitation sur la butte Montmartre, il se serait relevé et portant sa tête serrée sur son cœur, il se serait rendu jusqu’à son lieu de sépulture à Saint-Denis. Le moine Hilduin, de l’abbaye qui avait été construite sur ce lieu de sépulture, ne traduisit pas seulement le manuscrit de Denys, mais il en traça encore une histoire, intitulée Passion sanctissimi Dionysii8, dans laquelle il affirmait que le parisien Denis avait été tout d’abord évêque d’Athènes et avait rédigé son Corpus Dionysacum seulement après son arrivée en Gaule. Naturellement cette histoire fut également mise en doute — mais les Pèlerins y croyaient volontiers

Une bonne traduction latine du manuscrit de Denys (avec le commentaire de Maxime le Confesseur) vint à jour autour de 875, par Jean Scot Érigène (vers 815-877), qui élabora par la suite de nombreuses idées de Denys dans sa propre philosophie. Mais la philosophie d’Érigène fut contestée et il fut déclaré hérétique. Seulement vers l’an 1100, au moment où Anselme de Laon (vers1050-1117), dans son célèbre commentaire biblique Glossa ordinaria, entra dans le détail des idées d’Érigène et de Denys, la fortune tourna dès lors pour Denys et son Corpus fut pris en considération en Occident.

En 1122 Suger (1081-1151) fut nommé prieur de Saint-Denis et donc conservateur du précieux « Corpus Dionysiacum ». En le lisant, il y découvrit, dans le traité Sur les Hiérarchies célestes, une idée favorite de Denys : le rayon lumineux unitaire divin tombe et se fragmente en de multiples couleurs et formes, lorsqu’il parvient à l’être humain et dans celles-ci le désir s’éveille de retourner à l’origine divine primordiale de la lumière. Denys figure ainsi la grandiose idée platonicienne de l’Un, qui, reposant en Lui-même (« monè »), apparaît comme une multiplicité (« prohodos »), relie et retourne le multiple à Lui (« epistrophè »). Suger compris ces idées au point de les rendre « visibles » dans sa basilique de Saint-Denis. Vers 1140, il en rebâtit le chœur selon un tout nouveau concept. La coupole ne fut plus dès lors soutenue par des murs, mais par des membrures et des arcs en ogive, ce par quoi on put créer ces grands vitraux pleinement colorés, d’une dimension et d’un effet inconnus jusque-là. La lumière divine, qui reposait dans son unicité (« monè »), surgit au travers des vitraux en de nombreuses couleurs et forment (« prohodos ») et éveille dès lors chez les fidèles présents le désir de retourner à l’unité de la lumière divine (« epistrophè »). Ainsi le prieur Suger créa-t-il le fondement du style gothique à partir d’une idée de Denys.9

Dans la même période, la doctrine de Denys gagna une grande influence dans la philosophie et la théologie, entre autre dans les écoles de Laon, Chartres et Paris. Elle fut très appréciée de Pierre Lombard (1095/1100-1160) et des théologiens plus tardifs, comme Robert Grosseteste (1170-1253), Albert le Grand (1193 ?-1280), Thomas d’Aquin (1225-1274) et Bonaventure (1221-1274), mais aussi par des mystiques comme Maître Eckhart (1260-1328), Johannes Tauler (1300-1361), Jan van Ruysbroeck (1293-1381) et plus tard encore, Nicolas de Cues (1401-1464), Denis le Chartreux (1402/03-1471), Thérèse d’Avila (1515-1582) et Jean de la Croix (1542-1591). Thomas d’Aquin cite Denys à plus de 1700 reprises. Dante Aligheri –1265-1321) emprunta des idées centrales de sa Divine Comédie à Denys.10 Ainsi celui-ci devint-il un important Père de l’Église.11

Pourtant, tandis que les histoires pensées symboliquement étaient de plus en plus prises à la lettre, la position vis-à-vis de la personne de Denys se modifia avec le temps. L’identification de l’écrivain avec les deux évêques d’Athènes et de Paris, ne pouvait naturellement plus être maintenue à présent. L’identification avec l’évêque de Paris était déjà suspecte sous l’œil de Pierre Abélard (1079-1142) ; celle avec l’évêque d’Athènes fut tout d’abord sérieusement remise en doute, dès le 16ème siècle, par Erasme de Rotterdam (vers 1467-1536) et Lorenzo Valla (vers 1406-1457) et démasquée finalement comme impossible au moyen d’une abondance de preuves par Jean Daillé (1594-1670).12Ce Huguenot français en conclut que le Corpus Dionysiacum devait avoir été rédigé par un pseudo-Denys et que celui-ci n’avait jamais dû être le disciple de Paul. Ce point de vue fut repris par Nicolas Le Nourry (1647-1724) dans son Thesaurus à partir de l’année 170313 et plus tard aussi par le théologien J.G.V. Engelhardt (1791-1855), lequel, dans sa belle traduction allemande de Denys de 1823, reprit en le récapitulant l’ouvrage de Jean Daillé en introduction à son propre ouvrage. L’auteur Denys y est caractérisé de « menteur » et de « falsificateur » pour s’être fait passer pour le Denys biblique.14 Engelhardt resta nonobstant ouvert aux autres idées. Ainsi donna-t-il un espace à l’opinion opposée de son collègue théologien, L.F.P. Baumgarten-Crusius (1788-1843), tandis que celui-ci annonçait sa nouvelle hypothèse d’alors selon laquelle la base du Corpus Dionysiacum remontait à une tradition orale, comme « l’hypothèse la plus largement importante qui ait jamais été écrite sur Denys depuis Daillé ». Et il fournit également une récapitulation en allemand de celle-ci en l’incluant dans sa traduction.15Cette hypothèse de Baumgarten-Crusius, qu’une transmission orale à la base du Corpus Dionysiacum fut également défendue par la suite par Steiner

 

La réception de Denys par Rudolf Steiner

 


La traduction de Denys par Engelhardt de 1823 — la seule et unique retrouvée dans la bibliothèque privée de Rudolf Steiner — est d’une importance décisive pour l’étude de la réception de Denys chez Steiner. La question de la personne de Denys et de l’origine des écrits de l’Aréopagite se présente chez Rudolf Steiner d’une manière quelque peu plus compliquée qu’on le pense souvent. Elle est traitée dans une bonne cinquantaine d’endroits dans son œuvre complète. Pour quelle raison pourtant Steiner se décida-t-il en faveur de la conception de Baumgarten-Crusius et non pas en faveur de celle de Daillé et d’Engelhardt ? L’attitude et, le cas échéant ici, la résonance d’âme avec ces trois érudits, ont-elles joué un rôle? Daillé et Engelhardt considéraient Denys comme un menteur et un faussaire. Chez Jean Daillé, l’état d’âme de ce protestant français semble avoir été directement prépondérant, lequel se dressait avec animosité contre le pouvoir et les dogmes de l’Église romaine. Dans son ouvrage l’argumentation de la falsification se trouve à l’avant-plan, raison pour laquelle le rédacteur est caractérisé comme un pseudo-Denys. Daillé n’entra pas dans les services et mérites des contenus de l’œuvre. Baumgarten-Crusius, en revanche, s’y consacra avec un beaucoup d’amour et un intérêt authentique pour le Corpus Dionysiacum.

On sait que les sentiments de dévouement et de vénération à l’égard des idées sont le point de départ du cheminement anthroposophique. L’auteur du Corpus dionysiacum voulait aussi stimuler chez ses lecteurs une telle atmosphère d’âme de vénération. L’admiration de Steiner pour Denys s’appuyait avant tout sur la vertu du contenu de son œuvre et sur la manière dont en celle-ci, christianisme et néo-platonisme y sont traités comme une unité. En considération de l’identité de l’auteur, Steiner partageait la position de Baumgarten-Crusius. Engelhardt saisit celle-ci à la fin de son écrit dans les termes suivants :


L’objectif de Denys n’a été autre que de traduire dans le christianisme les Mystères grecs totalement et plus exactement que jusqu’alors. Le nom Denys a dans ce projet sa raison d’être ; il l’a adopté parce qu’il a voulu fusionner les Mystères dionysiaques au Christianisme. Ceci était une coutume des initiés de changer de nom lors de leur initiation. Et pour associer un Nom biblique aux Noms des Mystères, il a donc adopté celui de l’Aréopagite connu par les Actes des Apôtres.16

Baumgarten-Crusius évoque ensuite « l’existence d’une école philosophique chrétienne à Athènes aux époques des Basile […] et ultérieurement. »17 Comme on l’a déjà dit, Steiner suivit l’idée de base de Baumgarten-Crusius, bien entendu il la varia de diverses façons.


Denys dans l’œuvre de Rudolf Steiner

 

Dans l’hiver 1900, Rudolf Steiner commença ses conférences sur la version chrétienne de la théosophie, appelée par la suite anthroposophie.18 Dans ce premier cycle de conférences sur l’anthroposophie, il caractérisa déjà les écrits de Denys comme une source d’inspiration significative des mystiques médiévaux, à l’occasion il laissait ouverte la question de la naissance de cette œuvre.19Dans le second cycle de conférences sur l’anthroposophie, il renvoie de nouveau à Denys, mais à présent en lien au rapport entre le Jésus historique et le Logos spirituel : 


La doctrine, qui apparaît dans les écrits de Denys l’Aréopagite est, de ce point de vue, d’un intérêt particulier. Bien entendu, cette œuvre ne fut mentionnée qu’à partir du 6ème siècle. Ce n’est pas de savoir quand et où elle fut rédigée qui importe pour vous, mais au contraire le fait qu’elle est une présentation du christianisme, complètement revêtue à la manière idéelle de la philosophie platonicienne et qu’elle est contenue dans une vision intuitive spirituelle du monde supérieure. Ceci est, en toutes circonstances, une forme de présentation qui appartient au premier siècle du christianisme. Dans les temps anciens, cette forme de présentation s’est maintenue et diffusée sous une forme orale ; dans ces temps anciens, on se fiait justement à ce que le plus important soit toujours transmis oralement.20


Je reviendrai plus tard sur l’hypothèse d’une tradition orale. Je donnerai d’abord une citation plus longue tirée de ce même cycle comme un exemple de la manière dont Steiner récapitula les idées de Denys :


L’aspect sensoriel de la perception trouble la contemplation de l’esprit pour l’être humain. Celui-ci doit aller au-delà du sensoriel. Cela étant, tous les concepts humains sont tout d’abord puisés dans l’observation sensorielle. Ce qu’observe l’être humain sensoriel, il le désigne comme ce qui « est » ou bien « l’étant [seiend] » ; ce qu’il n’observe pas, il le caractérise comme le non-étant [nicht-seiend]. Or, si l’être humain veut s’éveiller à une perspective réelle au divin, alors il doit nécessairement aller au-delà de l’étant et du non-étant, car ceci aussi provient, dans sa conception, de la sphère sensible. Dans cette acception Dieu n’est donc ni étant, ni non-étant. Il est supra-étant. On ne peut donc pas l’atteindre pour cette raison par le moyen du connaître ordinaire, celui qui a à faire avec l’étant. On doit donc s’élever au-dessus de soi, au-dessus de son observation sensorielle et au -dessus de sa logique intellectuelle et découvrir le passage [changement d’état cognitif, ndt] à la vision spirituelle intuitive ; alors on peut regarder en pressentant dans la perspective du divin. — Mais le fondement du monde rempli de sagesse a amené au jour le Logos. La vertu inférieure de l’être humain peut aussi L’atteindre. Il devient présent comme Fils solaire de Dieu dans l’édifice du monde ; Il est le médiateur entre Dieu et les êtres humains. Il peut être présent à des degrés divers au sein de l’être humain. Une institution du monde peut Le réaliser, tandis que celle-ci réunit sous une hiérarchie des êtres humains remplis ou pénétrés selon diverses manières par Lui. Une telle « Église » est le Logos sensible-réel ; et la vertu qui vit en elle, qui fut vécue personnellement dans le Christ devenu chair, en Jésus. Par Jésus, l’Église est donc unie à Dieu, en lui elle a donc son sommet et son sens.21


Le titre de l’ouvrage , Le christianisme en tant que fait mystique, se reflète pour ainsi dire dans ce passage cité. La positon centrale de la christologie de Denys au sein de l’anthroposophie en dévient de ce fait évidente.

À partir de 1904, Rudolf Steiner mit en place une école ésotérique théosophique.22Une grande partie des membres étaient imprégnés du bien spirituel oriental. C’est pourquoi Steiner plaça Denys en relation avec la doctrine des « Devas » — ce qui signifie également les « dieux » ou « entités spirituelles divines »23 (L’être humain imprégné par la civilisation occidentale n’a plus de relation vivante avec de telles entités spirituelles. Le disciple de l’Apôtre Paul, Denys l’Aréopagite, a donc produit la doctrine des entités spirituelles supérieures tout d’abord dans un système. Cet enseignement, selon Steiner, fut tout d’abord transmis oralement par des initiés particuliers et il ne devait jamais être écrit. Chacun des disciples directs d’un tel initié fut donc dénommé Denys l’Aréopagite. Par conséquent, le dernier de la série, au 6ème siècle, ayant finalement rédigé par écrit cet enseignement resta dénommé Denys.24

Comme source de cette conception, Steiner désigne la lecture directe dans la chronique de l’Akasha.25Vue du point de vue des sciences extérieures, cette lecture n’est pas recevable, étant donné que des coups d’œil dans la chronique de l’Akasha, ne peuvent pas être vérifiées sans plus. Et la lecture dans cette chronique n’est en aucun cas aisée, puisqu’il ne s’agit pas d’une mémoire d’images photographiques des phénomènes extérieurs, mais d’impulsions astrales qui se trouvèrent au fondement des actions des êtres humains ; celles-ci se sont inscrites dans la lumière astral.26 Rudolf Steiner ne se lassa jamais d’insister sur le fait que des erreurs peuvent aussi se glisser dans ce travail de l’investigateur en science de l’esprit. Au moyen d’un profond travail méditatif de logique, ce travail peut aussi être absolument amélioré par quelqu’un qui, lui-même, n’est pas capable de lire dans la chronique de l’Akasha.27


L’école suprasensible de Denys



 
La recherche historique n’a jusqu’à présent jamais découvert la moindre trace d’existence d’une école ésotérique ayant pratiqué la transmission orale d’initié à initié. Il est vrai que Denys lui-même répète qu’une partie de son enseignement est sécrète et que seuls les initiés sont autorisés à la communiquer.28 Les déclarations directes de Denys29étayent donc en sous-œuvre la conception de Steiner. Pourtant au 6ème siècle, le secret des Mystères ne fut plus pratiqué. Serait-il donc pensable qu’une école qui s’est trouvée durer sur plus de quatre siècles sous la direction de maîtres appelés Denys, n’eût pas été de quelque façon connue ? Cela semble plutôt invraisemblable. Entre 1905 et 1910, Steiner a défendu quelques fois cette conception, mais en nuançant ce point et en se corrigeant. L’impression surgit donc qu’il a fait des recherches sur la parenté intérieure entre l’auteur Denys et le disciple direct de Paul.

Une comparaison des plus de 50 déclarations sur Denys montre qu’il considéra30 souvent des formes de tradition par transmission orale comme la source de l’œuvre de celui-ci et que sur cette base, il identifiait de manière réitérée l’auteur Denys avec le disciple direct de Paul.31 Parfois il nomma une école christique-ésotérique fondée par Paul, qui connut un épanouissement sous son élève direct Denys32, ensuite il insista de nouveau sur la manière de représentation néo-platonicienne tardive de l’auteur Denys33 ou bien il établit un lien entre Denys et la sagesse orientale.34 Parfois il affirmait que la doctrine de l’Aréopagite était tracée selon « une tradition plus fidèle »35, puis il relativisait cela de nouveau et expliquait que les grands traits seulement, et non les particularités du Corpus, remontaient à des disciples précédents.36 Dans d’autres développements, il comprenait de nouveau les écrits de Denys à la manière dont Thomas d’Aquin les avait lus : avec une coloration chrétienne du néo-platonisme de Plotin (205-270)37. Mais aussi il renvoyait à ce qui vivait dans les conceptions du monde orientales et à ce qui dans le platonisme et le néo-platonisme trouva ses ramifications et qui est encore ressenti profondément chez Denys.38

De nouveau surgit quelque peu une autre nuance au moment où Steiner relia l’un l’autre Denys et Origène (185-254), tandis qu’il attirait l’attention sur le fait que, par le Christ , qui a vécu dans l’être humain Jésus, un lien entre la Terre et les Hiérarchies spirituelles s’est établi, lequel était auparavant impossible. « Au 6ème siècle », ajouta-t-il, « on a tenté, d’effacer les traces et aussi les enseignements de l’ancien Denys l’Aréopagite et on les a reconfigurés de manière telle que l’on n’eut plus dès lors en eux que véritablement une doctrine spirituelle abstraite. »39 Mais il relativisa ceci plus tard par les paroles : « Ce qui fut là écrit noir sur blanc plus tard, n’a foncièrement donc pas besoin d’être inauthentique, mais peut être au contraire redonné avec une certaine identité avec ce qui remontait à des siècles auparavant. »40 Et il commente ensuite :


Voyez-vous, si vous tenez Denys pour un disciple de Paul, alors celui-ci vécut à la fin du premier et au début du deuxième siècles après le Christ. […] Celui qui approfondit les écrits de Denys, c’est égal qui fut-il, celui-là voit qui il était, combien puissamment cet homme vivait dans tout ce qu’avait produit la culture de l’entendement intellectuel de son époque. Un Grec finement cultivé, donc, mais en même temps aussi un être humain qui, dans toute sa personnalité, était comblé de la grandeur du Mystère du Golgotha et qui se disait : lorsque avec notre compréhension intellectuelle nous nous efforçons d’approcher le Mystère du Golgotha et tout ce qui se trouve derrière lui, nous n’y arrivons pas. Nous devons aller bien au-delà de la compréhension intellectuelle. Nous devons nous développer au-delà et passer de la théologie positive à la théologie négative.41


Les Actes des Apôtres rapporte la vigueur enflammée, lumineuse et surpuissante, complètement inattendue qui survint tout à coup à Paul arrivant devant Damas, ce qui le rendit capable d’annoncer le christianisme aux peuples.42Au moyen de cette même vigueur enflammée et lumineuse, Denys fut aussi inspiré et converti à Athènes.43 Steiner évoque une initiation de Denys par Paul.44 Il va si loin qu’il affirme que ce Denys voulut transmettre cette lumière qu’il avait reçue de Paul à d’autres — quand bien même il ne savait pas exactement comment il eût à porter cela ? L’auteur Denys qui rédigea noir sur blanc la doctrine des Hiérarchies au 6ème siècle, se ressentit lui-même inspiré par la même lumière, émanant de sa rédaction.45C’est pourquoi il pût s’identifier au disciple direct de Paul. Cette identification fut démasquée par Daillé et ses successeurs et anéantie, ce par quoi Denys fut précipité du socle de sa sainteté, sur lequel la postérité l’avait placé. Mais les conséquences n’en furent que négatives. Dans le domaine philosophique par contre surgit ainsi la possibilité que Denys fut découvert comme le plus grand philosophe néoplatonicien.46 Et dans la théologie, cette identification de Denys avec le disciple direct de Paul s’avéra si forte quant au contenu qu’une recherche débuta sur l’art et la signification de son style d’écriture symbolique.

 

Identification mystique

 

 

Cette évolution déboucha, en 2012, dans une étude du scientifique des religions Charles Stang, qui s’est intensément occupé de l’identification de l’auteur Denys avec le disciple de Paul.47 Pour Stang, il s’agit en cela plus que de symbole. Il renvoie à la déclaration : « Non pas Je, mais le Christ en moi »48, par laquelle Paul s’identifiait dans une acception mystique avec le Christ. De la même manière, selon Stang, l’écrivain Denys s’identifiait avec le disciple direct de Paul. Il voulait ne faire qu’un, au sens mystique, avec ce disciple direct. En correspondance à cela, le sous-titre de son ouvrage est : « No longer I [Non plus Je, ndt].

Stang et Steiner coïncident sur ce point. Chacun à sa manière, ils recherchent tous deux l’association mystique entre le premier et dernier Denys. Steiner argumentait dans le courant du temps. Il partait du disciple de Paul et conduisait à l’auteur. Stang procède dans la direction inverse, de l’auteur au disciple de Paul. Or les deux points de départ se complètent donc dans le sens que tous deux tentent de résoudre l’énigme de l’identité de l’auteur Denys par une identification mystique — et non pas par une identification simplement symbolique, littéraire ou de contenu.

Les traditions orales, dont parle Steiner peuvent ne pas être comprises du tout comme littérale. Elles peuvent être une image aussi pour la vertu de lumière qui, émanant du Christ et au travers de Paul sur Denys et ses disciples et lecteurs, traverse les générations. Comme à son époque, la lumière divine unitaire, par l’œuvre de Denys inspira les multiples imaginations de la vie ecclésiale et mena à l’épanouissement de Saint-Denis et de Chartres, au travers des vitraux illuminant l’intérieur des cathédrales, ainsi continue-t-elle de rayonner aujourd’hui par le grandiose renouvellement de l’enseignement des Hiérarchises effectué par Rudolf Steiner, lorsque sans cesse celui-ci parle des Hiérarchies, des dieux et de la formation de la vigueur du penser.

Die Drei 12/2017.

(Traduction Daniel Kmiecik)

Michel ter Horst réalisa la traduction néerlandaise complète du Corpus Dionysiacum qu’il édita sous le titre de Dionysius de Areopagiet. Verzameld werken (Zeist 2015). Il travailla longtemps à la « Vrije Hogeschool a Driebergen-Zeist et est associé depuis sa fondation à la Fondation anthroposophique Iona.


 
1-Les écrits de Denys l’aréopagite renferment (en dix lettres et quatre traités) : Noms divins (ND), Théologie mystique (dans ce qui suit, T.M.), Hiérarchie céleste (HC), Hiérarchie ecclésiastique (HE) et diverses lettres. 
 
2-Actes des Apôtres XVII, 34 : « Mais quelques hommes se joignirent à lui (Paul) et eurent foi ; et parmi eux, Denys l’Aréopagite, une femme appelée Damaris, et d’autres avec eux. ». L’Aréopage est la plus haute cour de justice grecque, désigné d’après la colline de Mars, sur laquelle originellement elle siégeait.
 
3-Il existe une légende qui raconte que les Apôtres et d’autres saints, se sont réunis « au travers de l’air » pour inhumer le corps de Marie. Voir Stephen J. Shoemaker : Ancient Traditions of the Virgin Mary’s Dormition and Assumption”, Oxford 2002, pp.33 et 290. [voir aussi les derniers chapitres des Visions d’Anne Catherine Emmerich chez Tequi (tome III — sixième partie ; chapitre XVII & XVIII), ndt]
 
4-Non seulement les « diverses lettres », mais encore aussi les quatre « traités » sont directrement adressés à quelqu’un et ont la forme de lettres.
 
5-Voir Andrew Louth : Denys l’Aréopagite, Londres & New York, pp.113-120.
 
6-Éditée et commenté par Johannes von Scythopolis.
 
7-Au concile de Constantinople qui coupa court à la doctrine monothélite. [Le monothélisme est une doctrine qui admettait dans le Christ deux natures distinctes, l’une divine, l’autre humaine, mais laissant à la première toute volonté. Littré, ndt]
 
8-Hilduinus Sandionysianus Abbas : Passio sancti Dionysii, dans Documenta catholica Omnia, www.documentacatholicaomnia.eu
 
9-Voir Erwin Panofsky : Abbot Suger on the Abbey Church of St. Denis and its Art Treasures, Princeton 1979 et du même auteur: Gothic Achitecturee and Scolasticism, Latrobe 1951.
 
10-Voir Diego Sbacchi : The Influence of the Pseudo-Dionysius in the Representation of Light in Paradiso, dans : J. Ziolkowski (éditeur): Dante and the Greeks, Washington, D.C., 2014, pp.181-195.
 
11-Andrew Lough démontre que la réception de Denys en Occident sur le terrain déjà préparé par Augustin, produisit d’autres fruits que celle qu’il connut dans la tradition byzantine. Voir la conclusion de son introduction dans : Un auteur caché dans Michiel ter Horst (éditeur) Dionysius de Aropagiet ; Verzamelde Werken, Zeist, 2015, pp.17-44, en particulier pp. 43-44.
 
12-Voir Jean Daillé (Ionnes Dallaeus) : De scriptis quae sub Dionysii areopagitae et ignatii Antiocheni nominabus circumferuntur, Genève1664. 
 
13-Nicolas Le Nourry : Thesaurus Rei Patristicae première partie. Würzburg 1703.
 
14-Johann Georg Veit Engelhardt : Les soi-disant écrits de Denys l’Aréopagite . Première partie, Sulzbach 1823, pp. 3 et 40.
 
15-Voir du même auteur : Les soi-disant écrits de Denys l’Aréopagite. Seconde partie, Sulzbach 1823, pp.321-340.
 
16-Johann Georg Veit Engelhardt : Les soi-disant écrits… Seconde partie, p.324. [En français le prénom « Re-né » signale en même temps cette idée de renaissance à autre chose qui se produit lors de l’initiation. ndt]
 
17-À l’endroit cité précédemment, p.329.
 
18-La controverse au sujet du caractère chrétien de l’anthroposophie et de l’influence unique du Christ sur l’histoire universelle mena, comme on le sait, à la rupture d’avec la Société théosophique en 1913.
 
19-Voir Rudolf Steiner :La mystique à l’aube de la vie spirituelle des temps modernes et son rapport avec la conception moderne du monde (GA 7), Dornach 1990, p.87.
 
20-Du même auteur : Le christianisme en tant que fait mystique (GA 8), Dornach 1989, p.154.
 
21-À l’endroit cité précédemment, pp.154 et suiv.
 
22-Cette école ésotérique fut close au début de la première Guerre mondiale et ce n’est qu’en 1924, qu’elle fut de nouveau refondée et instituée. Les mémoires et protocoles en furent publiées en 1984 dans le cadre de l’édition complète (GA).
 
23-En sanscrit et pali, « deva » renvoie à tous les êtres spirituels de rang supérieur. Le terme « deva » est apparenté au terme latin « deus » et à celui grec de « Theos ».
 
24-Voir Éléments fondamentaux de l’ésotérisme (GA 93a). L’idée que tous les successeurs de Denys portèrent le même nom fut encore exprimée à deux reprises en 1907, voir, du même auteur : Impulsions originelles de la science de l’esprit (GA 96), Dornach 1989, p.252 ainsi que Le Mystère chrétien (GA 97), Dornach 1998, pp.142 et suiv. Elle fut exprimée pour la dernière fois dans : Digressions dans le domaine de l’Évangile de Marc (GA 124), Dornach 1995, p.244.
 
25-Voir du même auteur : Éléments fondamentaux de l’ésotérisme (GA 93a), p.97 ainsi que la description de la chronique de l’Akasha, comme traces spirituelles éternelles dans du même auteur : La Science de l’occulte en esquisse, (GA 13), Dornach 1989, p.142. 
 
26-Voir Éléments fondamentaux de l’ésotérisme (GA 93a), pp.79 et suiv. [Le point important n’est pas tant ici la « vision » de telles impulsions astrales que bien plus, l’attouchement délicat et le tact d’expérimentation qu’elles requièrent de la art de l’investigateur pour être comprises et formulées, ndt]
 
27-Voir du même auteur : La science de l’occulte…., p.143.
 
28-Voir Denys l’Aréopagite : HC II, 145c ; HE I, 372a et 376c ; HE IV, 477b ; HE V, 508b ; HE VII, 557 v ; HE VII, 565c ; ND I, 597c ; TM I, 1000a ; ainsi que la lettre IX, 1108a. Pour les abréviations des traités voir la note 1.
 
29-Denys renvoie par ailleurs à la transmission de son « maître célèbre » Hierotheos, voir HE II, 392a ; HE III,, 424c ; ND II, 648a & 649d ; ND III, 681a & 681c ; DN VII, 865b. Dans un bel essai de Ben Schomaker : An eternal and incorrigibible metaphysician. Decoding the Christology of Pseudo-Dionysius the Areopagite, dans Studies in Spirituality 26/2016, pp.1-53, celui-ci présume que Hierotheos renvoie avant tout à Proclus. Voir ses considérations au sujet « Du commencement de l’Unité » dans Michiel Ter Horst (éditeur) : Dionysius de Areopagiet…, , pp.107-132. Rudolf Steiner n’orienta pas son dessein sur la grande importance qu’eut Proclus pour Denys. Dans l’ensemble de l’œuvre complète de Steiner, Proclus n’est cité qu’à quatre reprises. Voir du même auteur : La mystique…, p.16 (en rapport avec Hegel) ; L’énigme de la philosophie (GA 18), Dornach 1985, p.83 (en rapport avec Plotin) ; De l’énigme de l’âme (GA 21), Dornach 1983, p.112 (en rapport avec Brentano) ainsi que dans Recueil d’essais sur l’histoire de la culture et de l’esprit (GA 31), Dornach 1989, pp516 et suiv. (en rapport avec Nietzsche).
 
30-Voir Rudolf Steiner : Le christianisme..., p.154 ; Sur la philosophie, l’histoire et la littérature (GA 51), Dornach 1983, p.200 ; Éléments de base…, p.97 ; Impulsions originelles…p.252 & p.299 ; Le mystère chrétien, pp.131 & pp.142 et suiv. ; Évolution de l’humanité et connaissance du Christ (GA 100), Dornach 2006, pp.22 et suiv. ; pp.158 et suiv ; p.228 ; Au sujet de l’histoire et extraits des contenus de la première section de l’école ésotérique 1904-1914 (GA 264), Dornach 1996, p.32 ; L’évolution du point de vue de la véracité (GA 132), Dornach 1999, p.3 ; L’énigme de la philosophie…, pp.87 et suiv. ; L’Europe du centre entre l’est et l’ouest (GA 174a), Dornach 1982, p.247 et Perspective d’évolution de l’humanité (GA 24), Dornach 1979, pp.255 et suiv. et p.258.
 
31-Voir du même auteur : la légende du Temple et la légende dorée (GA 93), Dornach 1991, p.193 ; Cosmogonie (GA 94), Dornach 2001, p.80 ; Les Hiérarchies spirituelles et leur reflet dans le monde physique (GA 110) Dornach 1991, pp.26 et suiv. ; L’orient à la lumière de l’occident ( GA 113), Dornach 1982, p.120 ; Expérience du suprasensible (GA 143), Dornach 1994, p.195 ainsi que Oppositions dans l’évolution de l’humanité (GA 197), Dornach 1996, p.47.
 
32-Voir du même auteur : Au sujet de l’histoire et extraits des contenus de la première section de l’école ésotérique de 1904 à 1914 (GA 264), Dornach 1987, p.398 ; Le Mystère chrétien, p.131 et pp.142 et suiv. ; ainsi que L’Évangile de Jean, p.32.
 
33-Voir du même auteur : Le christianisme en tant que fait mystique, p.154.
 
34-Voir du même auteur : Hiérarchies spirituelles…, pp.26 et suiv., pp.49 et suiv. et p.83.
 
35-Voir du même auteur : Digressions dans le domaine…, p.244.
 
36-Voir du même auteur : L’énigme de la philosophie, pp.87 et suiv.
 
37-Voir du même auteur : La philosophie de Thomas d’Aquin (GA 74), Dornach 1993, pp.47 et suiv.
 
38-Voir du même auteur : La nouvelle spiritualité et l’expérience du Christ du 20ème siècle (GA 200), Dornach 2003, p.14.
 
39-Voir du même auteur : Perspectives…, p.72.
 
40-À l’endroit cité précédemment, p.256.
 
41-À l’endroit cité précédemment, pp.258 et suiv.
 
42-Ceci est raconté à trois reprises dans les Actes des Apôtres, voir Ac 9, 3-9 ; 22, 6-11 ; 26, 12-18.
 
43-Voir Ac 17, 34.
 
44-Voir du même auteur : Éléments fondamentaux…, p.97 ; Cosmogonies…, p.80 ; Impulsions d’origine…, pp.252 et suiv. & p.299 ainsi que Le Mystère christique…, pp.142 et suiv.
 
45-Voir Denys l’Aréopagite, HC I, 120a-121c.
 
46-Plus d’un voient Denys plus qu’un néoplatonicien, plus qu’un chrétien. Voir les indications de littérature de Michiel ter Horst (éditeur)/ Dyonicius de Areopagiet…, p.443.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les quatre éthers : contributions à la théorie des éthers selon Rudolf Steiner

Les incarnations secrètes du Comte de St-Germain

L'identité du Maître " M " cité par Rudolf Steiner dans le document de Barr enfin dévoilée ?