Sur les traces du Graal et de sa réalité historique






Ceux qui s'interrogent encore sur la réalité historique de Graal et sont un minimum connaisseurs d'anthroposophie, connaissaient déjà l'ouvrage de Werner Greub qui tentait d'en retracer les vestiges autour de Montpelliéret,St Guilhem le désert jusqu'à Arlesheim. Mais Rudolf Steiner donna d'autres indications plus précises tant sur la période historique initiale ( 9ème siècle) que les environs géographiques qu'il situa dans le domaine de La Demanda aux confins des provinces de Burgos, La Rioja et Soria.

Je remercie Nathalie de m'avoir fourni cet excellente présentation d'Antoine Dodrimont tirée d'une conférence faite en 2016 en guise d'introduction lors d'une excursion par un petit groupe d'études d'anthroposophes par la suite.


La vérité authentique n'est pas la vérité
mais l'erreur transformée .
La véritable réalité n'est pas la réalité,
mais l'illusion dévoilée.
La vraie pureté n'est pas la pureté originelle
mais l'impureté purifiée.
Et ce qui est véritablement le bien ce n'est pas le bien originel,
mais le mal surmonté.
Ceci est valable pour tout l'Univers
y compris pour les Dieux.
Car, sur le chemin de la transformation du mal,
peut naître quelque chose de nouveau
qui à l'origine ne se trouvait pas dans le bien.

Dieu s'étant créé les adversaires,
il s'est mis lui-même dans l'obligation
de révéler de façon toujours nouvelle
son essence la plus profonde.

                                                                                                                         Friedrich Benesch



LE GRAAL 



Par rapport au Graal, il est souvent question d’une quête. Aussi bien le Conte du Graal de Chrétien de Troyes que le Parzival de Wolfram von Eschenbach racontent la Quête du Graal. L’histoire du principal représentant de la fraternité du Graal, Perceval, est celle d’une longue recherche remplie d’aventures, c’est-à-dire d’une quête !

Recherche, quête, question : ces trois mots désignent un état d’esprit, une manière d’être, une sorte de mentalité que l’on pourrait résumer sous le vocable d’esprit du Graal. Cet esprit consiste à se poser des questions pour avancer pas à pas , graduellement (du lat.médiéval gradalis, qui a donné gradale, Graal) vers ce qui se révélera un jour comme la réponse, autrement dit le Graal. Ici, nous pourrions évoquer les paroles de Rainer Maria Rilke : « Vivez avec vos questions et vous entrerez dans vos réponses » .
Ceci est d’une très grande importance, car on ne peut pas savoir à-priori, avant d’avoir entammé la quête, ce qui se révélera peu à peu sur le chemin qui s’ouvre à celui qui cherche . L’essentiel réside dans le fait de prendre une initiative, de décider de faire des pas et d’avancer sans crainte à partir de ses propres questions.

C’est dans cet état d’esprit qu’il me paraît important de placer cette session. Cela revient à en faire individuellement une période de recherche personnelle avec d’autres, dans laquelle les questions que l’on se pose humblement sont plus importantes que les certitudes que l’on attend impatiemment. Une telle démarche a affaire avec la grande question du mal si présente à notre époque. Lors de sa première venue au château du Graal, Perceval ne pose pas la question de savoir ce que signifie la lance qui saigne, ni à qui est destiné le calice que porte une jeune fille. Et Chrétien de Troye, qui rapporte les faits, de conclure : « J’ai bien peur que le mal ne soit fait ».


CONTEXTE DE L’EMERGENCE D’UNE CHEVALERIE DU GRAAL


Les principaux récits concernant l’épopée du Graal datent des années 1180-1280 , c’est-à-dire du 13 »ème siècle, l’âge d’or du Moyen-Age. Mais, ils se rapportent à une époque antérieure. Comme Rudolf Steiner l’a confié à Walter Johannes Stein et aux élèves de la 11ème classe de l’école Waldorf de Stuttgart le 16 janvier 1923, il s’agirait des 8ème - 9ème siècles. Rudolf Steiner précisa la chose lors d’un entretien ultérieur avec Stein : « oui, l’époque de Perceval est le tournant des 8ème - 9ème siècles. Les descriptions qui sont données le montrent de façon la plus précise . Le 8è et le 9è siècle sont vraiment caractérisés par le fait que l’on a versé beaucoup de sang (1). » Or, le tournant des 8è et 9è siècles coïncide avec l’époque de Charlemagne , devenu roi des Francs en 768, ensuite empereur en 800 et est décédé en 814.


Autel de l'église de San Juan de la Pena


Quant au lieu, Rudolf Steiner a indiqué que l’origine des communautés du Graal se trouvait dans le Nord de l’Espagne. Ici, nous pouvons nous demander : « pourquoi le Nord de l’Espagne ? ».Rudolf Steiner y répond dans une conférence du 16 avril 1921 (2) en évoquant le fait que la pensée abstraite s’est répandue en Espagne avec la conquête arabe, une pensée telle qu’elle ne permettait pas de pénétrer dans les grands mystères de la vie spirituelle, en particulier le Mystère du Golgotha, situé au centre de l’histoire de toute l’humanité. Or, la conquête arabe a eu lieu entre 711 et 714, un très court laps de temps, à partir duquel cette pensée abstraite et matérialiste a commencé à se diffuser en Espagne d’abord, en Europe par la suite.

Or, nous savons que les Maures n’ont pas conquis toute l’Espagne. Dans l’extrême Nord-Ouest, une région a échappé à leur main-mise, une région qui s’étend des Asturies jusqu’au Sud des Pyrénées, en passant par le pays des Vascons.






C’est précisément vers cette région que nos regards sont invités à s’orienter pour trouver les deux premiers châteaux du Graal. Rudolf Steiner a donné à ce propos une indication à l’eurythmiste Ilona Schubert. Je l’ai déjà mentionnée lors de la session sur le Catharisme (2015), en allant à Monségur. Mais, alors, j’en ai donné une interprétation erronée. Depuis lors, grâce à l’ouvrage de Manfred Schmidt Brabant sur Compostelle (3), j’ai pu éclaircir l’indication, au demeurant un peu obscure. Je la rappelle : « Tracez une ligne diagonale à partir du monastère construit dans les rochers à San Juan de la Pena, de la même longueur vers le Nord-Est en France jusqu’à Montségur, que San Juan de la Pena se trouve au Sud-Ouest, et vous trouverez les deux premiers châteaux du Graal. » Cette phrase difficile à comprendre s’éclaircit si on la lit comme suit : « Tracez une ligne...de San Juan de la Pena jusqu’à Monségur au Nord Est de la même longueur que vous prolongerez cette ligne de San Juan de la Pena vers le Sud-Ouest ». Si on fait cela, où tombe t’on ? Manfred Schmidt Brabant nous l’indique : « On entre dans la région que, de tous temps en Espagne on qualifiait de Pays du Graal, la Sierra de la Demanda. C’est un pays sauvage de montagne, désert à 30 miles à la ronde » (4) Soulignons ici que l’espagnol « demanda » traduit notre mot « question », d’où dérive « quête ».


https://www.routard.com/reportages-de-voyage/cid137258-espagne-la-demanda-sierra-secrete.html

Cette brève description correspond à celle que donne Rudolf Steiner dans la conférence de 1921 : « Ce n’est pas un simple hasard si ce temple du Graal fut situé en Espagne, en un lieu isolé ; il fallait marcher longtemps en tournant le dos à la vie terre-à-terre, franchir des barrages de buissons épineux, pour atteindre le temple spirituel qui contenait le saint Graal (5) . »

A partir de cette indication, nous pouvons nous imaginer que, s’il y a eu des châteaux du Graal physiques, ils étaient suffisamment difficiles d’accès qu’ils ne pouvaient être atteints que par des personnes qui, suivant une quête spirituelle et informés de leur existence, devaient les chercher « en tournant le dos à la vie terre-à-terre « et en s’enfonçant dans des forêts profondes. La recherche des châteaux devaient faire partie de la démarche spirituelle de ces chevaliers en quête d’initiation. Et, quand ils trouvaient ces châteaux, c’étaient pour vivre, à l’abri de leurs palissades, dans un temple spirituel, là où ils pouvaient, au sein de la confrérie, faire des expériences suprasensibles en lien avec le saint Graal. Ici, nous pouvons nous demander qui a bien pu établir les premiers châteaux du Graal dans la Sierra de la Demanda. Pour répondre à cette question, ils nous faut observer que,dans la conférence déjà citée de 1921, Rudolf Steiner nous oriente, d’une part vers des aspects essentiels du Mystère du Graal et d’autre part, vers la personnalité qui l’introduisit sur la terre :

1) Les deux aspects essentiels sont ceux du sens profond du pain et du vin en lien avec la Sainte Cène et de l’action de Joseph d’Arimathie , qui recueillit le sang coulant des plaies du Christ le vendredi de la crucifixion. « Le pain, nous dit Rudolf Steiner, est comme un résumé, un extrait de toutes les forces du cosmos, tandis que le sang est un extrait de l’essence humaine. Dans la Cène, le vin n’en est que le symbole extérieur. Par le pain et le sang un mystère universel se révéla en Europe aux rares esprits dont le développement intérieur équivalait vraiment à celui des écoles ésotériques . Ils dépassaient de cent coudées le niveau de la population européenne (6). » Quant à Joseph d’Arimathie, avec lui, nous avons affaire au premier Gardien du Graal, directement lié au Mystère du Golgotha. Je l’évoquerai à la fin de la conférence.

2) Venons en maintenant au premier héros du Graal et apprenons à le découvrir peu à peu à partir du récit de Wolfram von Eschenbach. Lorsqu’il est parvenu, pour la première fois, au château du Graal, Perceval voit la reine Repanse de Schoie, accompagnée de jeunes demoiselles, emporter les objets précieux qu’elles avaient précédemment amenés dans la salle où se tenaient les convives. « Perceval, dit le récit, les suivit du regard. Avant que la porte se refermât, il aperçut dans la chambre voisine, étendu sur un lit de sangle, le plus beau vieillard qu’il eût jamais vu. Je puis le dire avec vérité : les cheveux et la barbe de ce vieil homme étaient plus gris encore que le brouillard (7). » Cependant, le poète tait le nom du vieillard. Cultivant la tension dramatique de l’épopée, il en reporte la révélation à plus tard. Perceval doit attendre le moment de rencontrer la personne qui lui fera connaître ce nom.

Après avoir quitté le château du Graal sans avoir posé la question décisive qu’il aurait dû poser, Perceval rencontre une jeune dame qui porte un chevalier mort. Il ne la reconnaît pas tout d’abord, mais il apprend d’elle ce qui concerne le château où il a été hébergé et la région où il se trouve. Manifestement, Sigune, qui se révèlera être sa cousine, est bien au courant de ce qui a trait au château du Graal. Elle lui demande alors d’où il venait et poursuit : « Il n’est pas vraisemblable qu’aucun chevalier entreprenne de s’aventurer dans ce désert. Un étranger qui ne connaît point ces lieux pourrait ici souffrir de grands dommages. »( à son écu, elle a vu qu’il était étranger à la région). « Et pourtant, poursuit-elle, si vous veniez de lieux habités, vous n’auriez pas eu la patience de traverser toute cette forêt . A trente lieux à la ronde on n’a jamais taillé pierre ni pieu pour édifier une demeure, si ce n’est quand on construisit le château qui s’élève ici, tout seul à l’écart (8). « Par ces paroles, Sigune nous montre qu’elle a perçu qui était son interlocuteur et le sens de la quête qui le conduit en cette contrée. Dès lors, dans la mesure où des propos importants doivent pouvoir rencontrer une oreille préparée, elle peut révéler à Perceval le nom du héros qui a amené le Graal sur terre. « Je ne crois pas, poursuit-elle, que ce château vous soit connu. On l’appelle Monsalvage. Le royaume du maître du château porte le nom de Terre Salvage. » ( Littéralement le nom Montsalvage signifie « Mont sauvage », mais dans sa signification spirituelle, on peut le nommer « mon Sauveur »). C’est à ce moment-là que le nom du premier roi est prononcé « Ce royaume fut transmis par le vieux Titurel à son fils : le roi Frimutel – ainsi s’appelait le vaillant héros- acquit grand renom par ses prouesses. Mais il fut tué d’un coup de lance dans un combat où l’avait engagé l’amour . » Frimutel est le père d’Amfortas qui est le roi de Monsalvage, « torturé par un mal opiniâtre (9). » Nous savons maintenant que c’est Titurel qui est à l’origine du royaume de Montsalvage et que c’est probablement lui qui a fait construire un premier château pour le Graal, dans un lieu désert, sauvage et inhospitalier.



TITUREL DANS LA LEGENDE D’ALBRECHT VON SCHAFFENBERG



Nous avons, dans la légende « Le jeune Titurel » d’Albrecht von Schaffenberg une tradition qui nous relie à l’Espagne du Nord-Ouest. D’après cette légende, Titurel serait le fils de Titurison qui aurait épousé Elysabel, fille du roi d’Aragon. Le couple serait resté stérile de longues années, jusqu’à ce qu’il entreprenne un pèlerinage en Terre sainte, au Saint Sépulchre. Leur prière fut entendue. Elysabel conçut un fils. « A sa naissance, un ange lui promet qu’il serait dans une chaste jeunesse un combattant de la foi, mais auparavant un compagnon (Genosse) de l’ange. Avec une force supérieure, il devrait défendre la chrétienté contre les païens et pour salaire il pourrait se vêtir de l’éclat du soleil (10). » Et concernant la région, Albrecht précise : « Qui est allé en Galice, connaît bien San Salvator (Saint Sauveur) et Salvaterre. »

Nous nous trouvons là devant une mission terrestre de défense de la chrétienté face aux païens, une tâche qu’il accomplit avec son père. Si les païens dont il est question désignent, comme c’est généralement le cas à cette époque, les musulmans qui ont envahi l’Espagne chrétienne à partir de 711, nous pouvons déjà situer l’action de Titurel dans le nord de l’Espagne après cette date, sans pouvoir en dire davantage. Mais, avec Titurel, nous nous trouvons ici surtout devant une mission spirituelle qu’expriment non seulement le combat pour la foi, mais le compagnonage de l’ange, sur lequel nous reviendrons, et un lien avec la lumière solaire, symbole du Christ. En outre, avec le pèlerinage de ses parents en Terre Sainte, qui permettra sa naissance, une relation est établie avec le Mystère du Golgotha, d’où vient le Graal, avec lequel Titurel se rattache étroitement, comme nous allons le voir.
Pour connaître Titurel, nous pouvons nous tourner vers la leçon ésotérique donnée le 27 août 1909 à Munich, qui nous ramène à l’époque suivant la résurrection du Christ. « Lorsque, nous dit Rudolf Steiner, la lumière du Christ éclaira l’Orient, une grande entité initiée resta retirée ( dans les mondes spirituels), et son accueil fut préparé dans les peuples d’Europe du Nord. Cet initié s’incarna à une certaine époque pour insuffler à l’humanité la compréhension de toute l’importance de l’évènement christique. La légende du Saint Graal nous raconte l’incarnation de cet initié haut placé qui fut porté par des anges d’Orient vers l’Occident comme maintenu, flottant par dessus la terre. Le Gardien du Graal, le roi Titurel, fut l’incarnation de ce grand initié (11). » Titurel , cet initié d’une époque pré-chrétienne, resta donc dans le monde spirituel pendant des siècles, jusqu’à ce qu’il s’incarne,pour permettre à l’humanité de comprendre « toute l’importance de l’évènement christique »

Pour connaître plus précisément la mission de Titurel sur terre, nous pouvons à nouveau nous rapporter à la conférence du 16 avril 1921 où Steiner décrit les quelques êtres – un petit groupe d’hommes – qui donnèrent forme au mystère du Graal. C’étaient des êtres qui « savaient que ce mystère du Graal ne se trouve pas sur terre. Ils voyaient autour d’eux grandir la raison logique qui florissait sous l’influence de l’arabisme. Ils voyaient les intellectuels de l’époque perdre l’habitude de pénétrer le sens des phénomènes extérieurs pour ne faire que la description de leurs caractères apparents. Or , se disaient-ils, il faut pénétrer jusqu’au mystère du pain que le Christ a rompu dans la même coupe où plus tard Joseph d’Arimathie recueillit son sang . Cette coupe fut ensuite apportée en Europe mais, dit la légende, des anges la conservèrent au-dessus de la surface de la terre jusqu’à ce que Titurel vint construire sur Montsalvat un temple qui soit l’abri de cette coupe sainte en laquelle se résument les mystères du pain et du sang. Les êtres qui étaient devenus en Europe des représentants de la sagesse désiraient conserver dans le sanctuaire sacré de ce temple une vision que n’obscurcissent ni les nuages de l’abstraction ni les récits purements extérieurs. Ce fut le mystère du Graal, mystère du cosmos, perdu depuis le déclin de l’astronomie antique, mystère du sang disparu en même temps que la médecine d’autrefois (12) .»

Si nous cherchons à mieux situer dans le temps l’entrée en scène de Titurel, en rassemblant les données dont nous disposons, nous pouvons dire qu’il était un vieillard chenu quand Perceval l’a entrevu au château du Graal. Or la geste de Perceval se situe, d’après Rudolf Steiner au tournant du 8e et du 9e siècle. Comme trois générations les séparent, nous pouvons légitimement poser comme hypothèse plausible les années 730-740. A ce moment, l’invasion de l’Espagne a eu lieu depuis une vingtaine d’années et Charles Martel arrête les arabes à Poitiers (732).

Concernant le contexte spirituel, outre les indications déjà données sur l’arrivée en Europe d’une pensée abstraite matérialiste, nous ajouterons l’importance croissante donnée, dans l’Église, aux phénomènes extérieurs de la vie du Christ, ainsi qu’aux formulations dogmatiques des vérités chrétiennes. De plus, nous ne sommes pas loins du moment où, au 9è. Siècle, la conception trinitaire de l’homme se réduira à un complexe de corps et d’âme, perdant de vue la réalité de l’esprit. Et si nous nous interrogeons sur l’évolution de la conscience humaine, c’est au 8e siècle, dira Rudolf Steiner en 1924, que les êtres humains commencent à prendre conscience qu’ils ont des pensées, qu’ils produisent eux-mêmes ces pensées et que dès lors elles leur sont propres, elles leur appartiennent. Nous sommes au début d’un processus de longue haleine qui sera vraiment effectif à la Renaissance. Il en découlera comme conséquence qu’ils perdront peu à peu la conscience de l’origine suprasensible des pensées, venant aux hommes grâce aux inspirations angéliques, dont on était encore conscient à l’époque de la scolastique. Perdant cette conscience, ils acquerront une autre conscience d’eux-même et du monde.

Sur un tel arrière-plan, apparaît nettement la nécessité de l’avènement d’une autre « culture » pouvant proposer un chemin de développement différent que celui du matérialisme en train de s’instaurer, et en mesure d’en tempérer les effets unilatéraux. C’est là tout l’enjeu d’une « culture du Graal » proposant de grandes imaginations d’essence christique à des personnes appelées à développer une pensée imaginative de nature suprasensible permettant de percevoir et de comprendre le sens de l’évènement central de l’histoire de l’humanité.

En conclusion de cette première partie de l’exposé, nous pouvons imaginer, en la personne de Titurel, la figure d’un très haut initié, capable de percevoir le Graal dans le monde spirituel, dans la sphère des anges qui le gardent précieusement, à savoir dans le domaine de la pensée imaginative. Il reçoit la mission de le faire descendre sur la terre à un moment crucial de l’histoire spirituelle de l’humanité . Où cet acte se déroule-t’il ? Comme le laisse entendre Walter Johannes Stein, cela se déroule dans son propre être , à l’intérieur de son âme. Ensuite, il construit un château en trente ans , un nombre symbolique en lien avec la vie de Jésus, le porteur du Christ. Il s’appelle Monsalvage ou Monsalvat, ce qui renvoie à l’image du sauveur. Il est perdu au Nord-Est de l’Espagne, dans une contrée sauvage,ce qui implique d’être déjà informé sur la région où il se trouverait et de devoir faire de sérieux efforts pour y parvenir. C’est là une première étape périlleuse d’un parcours qui conduira le candidat à l’initiation du Graal vers le cadre extérieur où se déroulera la suite de sa quête. Dans ce château, il rencontrera le maître et les chevaliers qui auront ,comme lui, convergé vers ce lieu secret. Le maître du château est le roi du Graal, son premier protecteur. A l’intérieur du château, nous pouvons imaginer un endroit particulier, un temple, où pouvaient avoir lieu des rituels permettant d’accéder à la vision imaginative, à la vision intérieure des symboles du Graal, à savoir la lance sanglante et la coupe ayant recueilli le sang du Christ. Ces images et probablement d’autres pouvaient ensuite faire l’objet d’interprétations données par le maître. N’oublions surtout pas que des femmes, comme Répance de Schoie et Sigune, étaient associées aux expériences du Graal.



AMFORTAS



Je voudrais maintenant évoquer le deuxième personnage important de l’épopée, à savoir Amfortas. C’est le petit fils de Titurel. Il est aussi le frère d’Herzéloïde, mère de Perceval. Il est devenu roi du Graal à la mort de son frère Frimutel. Quand Perceval le rencontre à Montsalvage, c’est un roi blessé, qui ne peut plus jouer son rôle de roi du Graal. Pour cette raison, la confrérie du Graal connait une profonde affliction. Grâce à l’ermite Trevizent, frère d’Amfortas, Perceval apprendra quatre ans et demi plus tard, quelle était la blessure d’Amfortas, comme nous le rapporte Wolfram von Eschenbach. Quand il avait été en âge d’aimer , Amfortas avait choisi une dame qui ne correspondait pas à celle qu’il aurait dû élire. En effet, « le roi du Graal qui recherche l’amour d’une femme autre que celle dont le nom est apparu sur la pierre, est voué à une dure expiation et à des tourments qui lui déchirent le coeur. Mon frère, qui était aussi mon seigneur, élut pour amie une dame qui lui semblait de noble caractère...Il se mit à son service et montra pour elle grande vaillance...Il conquit grand renom dans ses aventures...Son cri de guerre était : Amor ! Mais ce n’est pas là un cri qui s’accorde pleinement avec l’humilité...Un jour, le roi chevauchait seul. Il cherchait aventure ; il espérait, pour sa joie, obtenir amoureuse récompense ; il était dominé par la convoitise d’amour. Dans un combat singulier , il fut blessé dans ses parties viriles par une lance empoisonnée ; et jamais plus ton doux oncle ne recouvra sa santé (13). »

Dans une conférence du 7 février 1913, prononcée, à Berlin,à l’occasion de la fondation de la Société anthroposophique (14), Rudolf Steiner nous livre une analyse de grande ampleur sur l’âme d’Amfortas. Il y évoque trois personnalités :
le roi Arthur, Amfortas et Perceval, qu’il met, chacune, en relation avec les trois parties de la vie de l’âme : âme de sensibilité, âme de coeur ou de raison et âme de conscience. Amfortas vit dans l’âme de coeur ou de raison (ou âme d’entendement). C’est une âme écartelée entre l’ aspiration vers le monde spirituel et l’attrait des plaisirs terrestres. Steiner donne un autre exemple d’une telle âme déchirée, en la personne de Goethe, qui a ainsi vécu le destin des âmes modernes. « C’est ce qu’il y a de mystérieux et de si difficile à comprendre dans des natures comme celle de Goethe. C’est aussi ce qui se manifeste par tant de mystères dans les âmes modernes. Tout ce qui est double en elles atteint d’abord l’ame de coeur ou de raison, qui se dissocie en ces « deux âmes » dont l’une peut plonger assez intensément dans la matière, et l’autre s’élever vers le spirituel (15). Cette analyse est intéressante dans la mesure où elle nous permet de nous situer dans la quête du Graal par rapport à cette personnalité d’Amfortas dont les caractéristiques d’âme vivent aussi en tout homme moderne. Elle nous donne aussi l’occasion d’évoquer le destin de Trevizent qui a fait volontairement pénitence pour son frère. Toujours est-il qu’Amfortas était déchu de son rôle de roi du Graal et que la communauté des chevaliers du Graal était en attente d’un successeur, digne de prendre sa place. C’est ainsi que nous pouvons en venir à l’histoire de son neveu.



PERCEVAL



Concernant Perceval, celui-ci nous apparaît d’abord comme un jeune homme simplet. Il est plein de naïveté, de candeur, concernant les affaires du monde, par exemple la chevalerie. Il ne connaît que la nature avec laquelle il entretient un profond lien aussi bien en matière d’ usages courant comme la chasse,qu’en matière spirituelle. Dans ce domaine, il vit avec une religiosité naturelle dans laquelle sa mère l’a élevé. La raison souvent invoquée pour cette forme d’éducation est que sa mère craignait par dessus tout que son fils devienne chevalier et subisse le sort tragique de son père Gamuret tué au loin. Il s’agit là d’une raison réelle, mais extérieure. De son côté, Rudolf Steiner a évoqué une raison plus profonde qui se rapporte à son lien avec le christianisme. Il en parle à Berlin, le 6 janvier 1914, lors d’une conférence consacrée au 5e évangile (16). Perceval ne devait pas entrer en relation avec la doctrine extérieure du Christianisme. En effet ses représentations ont toujours affaire au monde sensible. Au contraire, il devait rencontrer l’impulsion du Christ dans les profondeurs de son âme, une âme vierge de tout contenu préalable. Précisons ici qu’une des caractéristiques de l’âme de conscience est d’être une âme vide de contenu, une âme qui doit se donner ses propres contenus par l’activité du Je conscient. L’adhésion préalable au christianisme exotérique officiel l’aurait entravé dans sa propre quête, qu’il avait à mener à partir de l’âme de conscience individuelle.

Si nous en revenons au récit, l’adolescent décide de quitter sa mère et son univers protecteur, pour partir à l’aventure. Mais à peine l’a-t’il quittée que sa mère meurt en le voyant s’éloigner. De la sorte, Perceval commet une faute que lui révélera l’ermite. Ensuite, il en commet une autre en volant un baiser à une jeune dame, qu’il voue ainsi aux foudres de son fiancé. Perceval bousculera encore tous les codes de la chevalerie en s’arrogeant le droit de tuer le chevalier vermeil, avant de lui ravir ses armes. Jusque là, Perceval est un simplet naïf qui vit en lien avec les forces de la nature, en dehors des formes de la société chevaleresque et du christianisme extérieur de l’Église.




Eglise Templière de San Bartolome de Ucero

On peut dire qu’il entre dans la civilisation grâce à la formation chevaleresque donnée par Gornement, qui lui apprend le maniement correct des armes et lui enseigne le code chevaleresque. C’est aussi lui qui l’adoubera chevalier. Ensuite, il s’applique à suivre sa vocation chevaleresque en délivrant une dame d’une servitude assurée, vu que son château est assiégé et qu’elle n’a plus suffisamment de guerriers à disposition pour se défendre. Non seulement il la délivre mais, dans la foulée, il l’épouse, ce qui lui permet d’embrasser la condition conjuguale. Certes, il quitte bientôt la jeune épousée pour poursuivre sa quête, mais un lien est créé avec elle, dont il se souviendra souvent, et il reviendra vers elle plus tard.

Jusque là, nous voyons que Perceval a surmonté sa candeur adolescente pour vivre avec courage la condition chevaleresque. Il se situe ainsi dans la mouvance de la chevalerie arthurienne, dont Steiner a parlé aux élèves de la 11e classe de l’école Waldorf de Stuttgart les décrivant comme des chevaliers errants combattant dans des forêts sauvages, en des temps extrêmement violents.Ils apparaissaient de temps à autre aux habitants de ces contrées, les détournant alors des combats et rapines. « Ces chevaliers...qui apparaissaient dans leurs armements brillants étaient ceux qui, dans ce temps sanglant, se préoccupaient d’un ordre sanglant. Le centre de cette chevalerie dispersée était les chevaliers d’Arthur ou, comme on peut aussi les nommer, les ‘chevaliers du glaive’. Ils avaient leur centre dans le Nord de la France et en Angleterre (17). » Dans la foulée, Steiner évoque l’existence d’autres chevaliers et, très pédagogiquement, il amène les élèves à découvrir qu’il s’agit des « chevaliers du verbe ». Nous avons là une appellation qui désigne la Chevalerie du Graal à laquelle Perceval est destiné. Le premier pas qu’il franchira en ce sens le conduira au Château du Graal.

Dans ce château règne un roi que l’on appelle roi-pêcheur, un roi blessé : Amfortas. A l’arrivée de Perceval, il le fait désarmer avant de lui faire remettre une épée . C’est un évènement étrange qui nous interpelle. Nonobstant le sens qu’il conviendra de donner à cette nouvelle épée, nous pouvons déjà constater qu’il y a là un signe, celui d’un changement de condition offerte au nouvel hôte. Ceci est le prélude à une expérience très importante rapportée par Chrétien de Troyes (18). Dans la chambre où il se trouve en compagnie d’Amfortas et d’autres convives, il voit venir un cortège de personnes portant des objets insolites : un jeune homme avec une lance qui saigne et une demoiselle avec un Graal, c’est-à-dire un vase en or qui brille bien plus que la lumière des candélabres. Devant la lance, Perceval, « le jeune homme...voit cette merveille. (Mais) il s’est retenu de demander comment pareille chose advenait » . Et le jeune homme vit aussi passer le Graal « et il n’osa demander qui l’on servait de ce Graal ». Ce qui importe ici de relever, c’est que Perceval voit des objets merveilleux, étonnants, qui n’appartiennent pas au monde des perceptions ordinaires. Nous sommes manifestement dans un autre monde, de nature suprasensible.

Comment le caractériser d’avantage ? C’est un domaine où vivent des images que l’on ne peut percevoir que dans un état de conscience subtile, une conscience que l’on qualifiera d’imaginative. De telles images naissent dans son for intérieur, mais ne contiennent pas leur signification. Pour les comprendre, il faut poser les questions pertinentes, celles-là qui peuvent conduire au sens profond des choses offertes à la clairvoyance. Or susciter des questions dans son âme appelle un dépassement de soi, qui implique la prise de conscience qu’il existe un niveau supérieur à celui qui a été atteint. C’est le point de départ d’un nouveau cheminement qui pourra conduire peu à peu à l’ initiation. Si nous distinguons bien, comme le fait par ailleurs Rudolf Steiner (19), les deux états de clairvoyant et d’initié, nous pouvons considérer que Perceval est parvenu à celui de clairvoyant. Il doit encore conquérir celui d’initié. C’est pourquoi il doit quitter le château du Graal au matin suivant, sans rencontrer âme qui vive. N’ayant pas pu accéder au niveau de la question, il doit redescendre sur terre pour poursuivre sa quête. Celle-ci est faite nécessairement de nouvelles épreuves intérieures. Ainsi, après avoir dû passer par la candeur, Perceval est maintenant confronté au doute, que l’on peut qualifier d’incertitude existentielle sur la pertinence de ses actes et de son comportement en général. Tout se passe comme si les assises intérieures chancelaient. Mais, pour franchir ce pas,il a besoin d’une personne qui l’aide pour éveiller sa conscience ; se sera sa cousine Sigune qui le place directement face à ses fautes. Une telle conscience de ses fautes, de ses erreurs, entraîne le doute sur soi-même, sur ses compétences morales. De là peut naître en soi le retournement, la remise en question qui permet de se redresser et de reprendre confiance pour poursuivre la quête.

Sigune lui délivre aussi une connaissance importante sur l’épée qu’il a reçue, lui disant qu’elle se brise quand on l’a utilisée et que, pour la réparer, il faut la reconduire à la source pour la tremper dans l’eau régénératrice. Pour saisir le sens de ces propos énigmatique, nous pouvons nous référer à l’entretien déjà évoqué entre Rudolf Steiner et les élèves de la 11eclasse de l’école de Stuttgart. Steiner prit le livre des mains de Stein et lut jusqu’au passage suivant :

« L’épée donne le premier coup. Pourtant au deuxième elle se brise. »

« L’épée du Graal disait le Dr. Steiner se brise quand elle vieillit. Alors ont doit ramener à la source ce qui n’est plus que morceaux brisés. Le vieux doit être renouvelé à la source vivante. Là, à la source de l’esprit, l’épée du Graal redevient complète (20). » Quand on sait que les chevaliers du Graal sont des chevaliers du verbe, cette épée à double tranchant ne peut représenter que l’épée du verbe, de la parole capable d’exercer la discrimination nécessaire entre le vrai et le faux, entre le juste et le non-juste...Or une telle parole, qui repose sur l’activité de connaissance, ne peut s’exercer que dans une situation donnée ; elle n’est pas reproductible, encore moins généralisable. Ceci nous permet de comprendre qu’elle doit toujours être renouvelée dans la vie de l’esprit pour pouvoir s’appliquer à une nouvelle situation. Une telle parole repose sur « l’intuition morale » présentée dans « La philosophie de la liberté ». Nous pouvons d’autant mieux saisir le sens de cette interprétation que toute parole relative au Graal s’inscrit dans l’âme de conscience qui, vide de contenu préalable, appelle constamment celui qui s’en fait l’interprète à se relier, en situation, au monde spirituel pour en recevoir les intuitions.

L’étape suivante de la quête de Perceval va le conduire vers l’ermite Trevrizent, une étape décisive, car Perceval va s’élever à la conscience de qui est le Christ, dont il n’avait pas de connaissance préalable, et sans laquelle il ne pourrait pas parvenir jusqu’à la pleine conscience de son véritable JE. Dans son errance prolongée, Perceval a perdu tout repère quand il rencontre un vieux chevalier, accompagné de sa famille, qui lui reproche de chevaucher armé le vendredi saint. Et de ne pas consacrer cette journée à la prière. Dans sa réponse, Perceval montre le profond désespoir qui l’habite: « Seigneur, je ne sais plus d’aucune façon quand commence l’année ni quel est le compte des semaines. Je ne saurais plus dire quels sont les noms des différents jours. Jadis je servais un être auquel on donne le nom de Dieu. C’était avant qu’il eût permis que je fusse l’objet d’outrageantes moqueries et qu’on me couvrît d’ignominie. Jamais en mon coeur je n’ai cessé d’être fidèle à Celui dont l’aide m’avait été promise. Mais cette aide, il ne me l’a jamais accordée (21). »Le vieillard lui révèle alors le sens de ce jour et l’invite à poursuivre son chemin jusque chez l’ermite : « Vous trouverez non loin d’ici la demeure d’un saint homme ; il vous donnera conseil, il vous dira comment racheter votre faute ; et si vous voulez lui confesser votre repentir, il vous délivrera de votre péché (22). » Après avoir hésité à les suivre, Perceval, courroucé contre Dieu, décide de poursuivre sa route. Et du fond de son désespoir, surgit le retournement : « Aussi commença-t’il à ressentir en son coeur une grande souffrance. Il se prit à penser à Celui qui fait l’univers, au Créateur et à sa puissance sans borne. » De la sorte , il pousse lui-même la porte qui ouvre le coeur à la prière : « Qui sait pourtant si Dieu ne m’accordera pas son secours et ne chassera pas de mon coeur tout ce deuil ?…S’il est vrai qu’en ce jour il dispense son secours aux hommes qu’il m’aide donc, s’il en a le pouvoir (23). » Ainsi naît peu à peu la confiance pour laisser aller son cheval avec l’aide de Dieu, pour le conduire vers la Fontaine Salvage où vivait retiré l’ermite Trevrizent qui révèle à Perceval ce que Kyot a transmis concernant le Graal.

Perceval redit à nouveau son désespoir et sa colère contre Dieu. Il est dans une situation où l’âme est parvenue à la limite de ses possibilités de vivre et où s’offre à elle de décider d’aller de l’avant en cherchant l’aide bénéfique. L’ermite peut alors aider notre héros en lui suggérant d’abandonner sa colère et de faire confiance à Dieu, ce qui revient à accepter son destin présent pour faire naître du neuf dans sa vie. Il lui propose encore de lui confier ses soucis et ses péchés, lui proposant de le conseiller. Sur ce, Perceval lui déclare : « Ce qui me tourmente sur tout chose, c’est le souhait d’approcher le Graal. C’est ensuite celui de revoir mon épouse … Ce sont là les deux objets de mon douloureux désirs (24). Dans ces paroles s’exprime la volonté de Perceval, à partir de laquelle l’ermite peut déployer son action bienfaitrice. La rencontre entre Perceval et Trevrizent a ceci d’extraordinaire qu’elle va permettre à Perceval d’apprendre l’histoire du Graal à laquelle il a affaire de par sa destinée, tout en découvrant les fautes commises, qu’il devra expier, avant de reprendre sa quête. Concernant l’histoire du Graal, il apprend ce que nous avons déjà évoqué concernant la lignée du Graal jusqu’à Amfortas. A propos de ce dernier, il découvre le sens de la blessure qui n’a jamais pu être guérie, ainsi que l’attente qui règnait dans le château de voir le jeune homme, dont la venue était annoncée, poser la question : « Seigneur, d’où vient votre détresse ?». Cette question , personne ne devait la lui suggérer, car elle serait alors sans effet. Pourquoi ? Bien que ce ne soit pas dit, on peut le pressentir avec l’idée que les chevaliers du Graal sont des chevaliers du verbe, dont l’âme doit produire elle-même, d’initiative, la parole qui convient dans les circonstances données. Il s’agit là d’une exigence de l’âme de conscience naissante. Parce que Perceval n’avait pas posé cette question, le roi pêcheur devait continuer à souffrir. Percevant ce destin perturbé par sa naïveté et son étourderie, Perceval prend conscience de ses fautes, non seulement vis-à-vis d’Amfortas et de la destinée du Graal, mais encore vis-à-vis du lignage du Graal auquel il appartient et dont il assume une part de responsabilité. Ceci concerne la mort de sa mère ainsi que de celle du chevalier vermeil, un de ses parents, du nom d’Ither de Cumberland. Avec l’accompagnement de l’ermite, Perceval opère une démarche personnelle de catharsis , de purification de l’âme qui se termine par les propos de Trevrizent : « Laisse ici ton péché ; je le garde. Devant Dieu, je serai le garant de ton repentir. Conduis- toi comme je te l’ai recommandé. Conserve un coeur ferme et content (25). » Ces paroles engagent l’ermite au-delà de sa personne, vu qu’il fait partie de la confrérie du Graal et est donc responsable de ses actes devant les gardiens terrestres et célestes du Graal.
Et perceval peut reprendre le chemin de la quête, que je ne conterai pas ici, sauf à dire brièvement qu’il parviendra un jour à nouveau au château du Graal, ayant conquis la force morale de surmonter ses erreurs passées, de permettre la guérison d’Amfortas, de revoir son épouse et faire connaissance de son fils, de découvrir son demi-frère et de devenir le nouveau roi du Graal.
S’agissant du chemin de Perceval, Wolfram von Eschenbach a évoqué trois étapes spirituelles essentielles : la candeur, le doute et la félicité. Dans la conférence déjà évoquée du 7 février 1913 à Berlin, Rudolf Steiner les reprend en les situant par rapport au développement de l’âme de conscience. « Les forces qui sont éminemment celles de l’âme de conscience, l’homme doit les pénétrer de savoir, d’un savoir spirituel intérieur, d’une connaissance spirituelle. L’homme doit surmonter les deux obstacles par lesquels est passé Perceval : la « candeur » et le « doute » en son âme. Car s’il emportait vers son incarnation future la candeur et le doute, il ne pourrait plus en triompher. Il faut que l’homme devienne un être qui sait ce que sont les mondes spirituels. L’évolution de l’âme humaine ne peut franchir fructueusement le pas qui sépare la cinquième période de la sixième que si en l’âme se répand ce que Wolfram von Eschenbach appelle saelde (la félicité), c’est-à-dire la vie que répand dans l’âme de conscience la connaissance spirituelle .(26). »



JOSEPH D’ARIMATHIE



Après avoir traité des tâches dévolues à la famille de Titurel aux 8e et 9e siècle, il convient, pour terminer cet exposé, de revenir à l’origine du Graal, c’est-à-dire au Mystère du Golgotha qui, dans sa manifestation la plus condensée, comprend la sainte Cène, la Passion et la mort sur la croix, la mise au tombeau et la Résurrection. Ici, nous allons rencontrer le premier gardien du Graal, Joseph d’Arimathie. D’après Emil Bock, c’est dans la maison qu’il possédait à Jérusalem qu’eut lieu la Cène du Jeudi saint (27). Au cours du repas, le Christ métamorphosa le pain – en quoi se résumait le mystère cosmique du corps humain – en son propre corps. De même, transforma-t’il alors le jus de raisin,-lié au mystère du sang humain - en son propre sang. Le corps et le sang, divinisés par le Christ au cours de ses trois années de vie sur terre, donnaient, par cet acte de transsubstantiation, au pain et au jus de la vigne un caractère divin, permettant aux hommes d’avoir la possibilité concrète de s’unir à l’être spirituel du Christ , au cours des temps à venir et de participer avec lui à la transformation spirituelle de l’être humain et de la terre.

Joseph n’était pas présent à la Dernière Cène, mais nous pouvons imaginer que cet initié des temps pré-chrétiens ait contemplé, en esprit, l’acte du Christ ce soir là. C’est ce que laisse entendre Sergei Prokofieff dans son livre sur le Graal, dont j’ai pu consulter un chapitre avant publication.

Joseph apparaît sur le devant de la scène quand il vint demander à Pilate de pouvoir disposer du corps de Jésus, ce qui lui fut accordé. Avec Nicodème, celui-là même que Jésus était venu visiter de nuit, il déposa le corps et le plaça dans un tombeau qu’il s’était fait construire dans le jardin de Gethsémani. Dans « le roman de l’histoire du Graal » de Robert de Boron, nous trouvons à ce propos un récit qui ne figure pas dans les Evangiles canoniques. « Joseph le reçut dans ses bras, le déposa doucement à terre, prit grand soin de son corps et le lava avec application. Tandis qu’il le lavait, il vit le sang s’écouler de ses plaies que le lavage faisait saigner. Il se souvint alors de la pierre qui se fendit au pied de la croix, quand le sang jaillit de son côté percé par la lance. Il courut vite à son vase, pensant que les gouttes qui y tomberaient seraient mieux placées que partout ailleurs, quelque précaution qu’il prît. Il essuya les plaies au-dessus de son vase et nettoya bien en tous sens celles des mains, du flanc et des pieds. Le sang fut donc recueilli dans le vase (28). » De même que c’est un corps et un sang spirituels que les apôtres ont reçu à la dernière Cène, le sang que recueillit Joseph, avec la délicatesse et la ferveur d’un acte sacré , était de nature spirituel, suprasensible. Il lui fut donné par grâce du Christ comme l’expérience qu’il devait faire bientôt..

Joseph fut emprisonné par les Juifs qui avaient l’intention de le tuer comme ils avaient fait avec son maître. Et c’est là, dans sa prison, qu’il vit le Christ ressuscité dans la nuit de Pâques, comme cela est rapporté dans l’Evangile de Nicodème. La rencontre de Joseph avec le Christ vivant est aussi relatée sous une autre forme par Robert de Boron, l’accent étant mis ici sur le vase : « Dieu en qui on trouve un ami dans le besoin ne l’oublia pas, car il le dédommagea largement de ce qu’il avait souffert pour lui. Il vint le trouver dans sa prison, lui apporta son vase, qu’il tenait dans les mains et qui l’inonda d’une immense clarté. Joseph fut pénétré de joie au fond de son coeur : Dieu lui apportait le vase où il avait recueilli son sang ; à sa vue, il fut rempli de la grâce du Saint-Esprit (29). » Ici aussi, les dernières paroles en font foi, nous avons affaire à une expérience mystique, nous permettant, si nous accédons à une lecture spirituelle de l’évènement, de ne pas considérer le vase, autre nom désignant le Graal, comme un objet physique, mais de reconnaître dans la vue du vase une expérience de nature christique. Dans la suite de sa vie, Joseph sera uni à sa sœur et à son beau frère Bron ou Hébron et à leur fils Alain pour constituer, avec quelques autres personnes élues, la première communauté du Graal, une communauté consacrée à la célébration spirituelle du corps et du sang salvateurs du Christ.



Antoine Dodrimont
Conférence donnée à Larrès le 28 octobre 2016,
revue le 20 juin 2018 pour la présente version.




NOTES

(1) Stein, Walter Johannes, Weltgescichte im lichte des Heiligen Graal. Das neunte Jahrhundert, 1986 ( 4eme édition),p. 8.
(2) Steiner, Rudolf, Perspectives du développement de l’humanité (GA 204), 5ème conférence, EAR.,2004.
(3) Schmidt-Brabant, Manfred, Le chemin aux étoiles, Ed. DGP, 1999,
(4) Ibid., p.57.
(5) Steiner, Rudolf, Perspectives...,op.cit., p. 98
(6)Ibid., p. 97.
(7) von Eschenbach, Wolfram, Parzival (Perceval le Gallois), Ed. Aubier-Montaigne, 1977, T.1,p.210.
(8) Ibid., p. 217-218.
(9) Ibid., p.219.
(10) Meyer, Rudolf, Der Graal und seine Hüter, Urachhaus, 1999 (5ème édition), p. 60.
(11) Steiner, Rudolf, Leçons ésotériques, Tôme I. 1904-1909, Leçon du 27 août 1909 à Munich,
EAR, 2007, p. 466.
(12) Steiner, Rudolf, Perspectives...op. cit., p. 97-98.
(13) von Eschenbach, Wolfram, Parzifal, op. cit., T.2, p.44.
(14) Steiner, Rudolf, Les mystères de l’Orient et du christianisme (GA 144), 4ème conférence,Ed. Triades, 1987.
(15) Ibid., p.68-69.
(16) Steiner, Rudolf, Le cinquième évangile, Edition intégrale (GA 148), Ed. Novalis, Quatrième conférence.
(17) Stein, Walter Johannes, op.cit.,p.6.
(18) Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, Le livre de Poche, 1990, p.237 et sv.
(19) Steiner, Rudolf, L’évangile de Saint Luc, (GA 114), Chapitre premier. Ed Triades, 1979.
(20) Stein, Walter Johannes, Op.cit., p. 7.13
(21) von Eschenbach, Wolfram, op.cit., p. 18-19.
(22) Ibid., p.19.
(23) Ibid., p.22.
(24) Ibid., p.35.
(25) Ibid., p.64.
26) Steiner, Rudolf, Les mystères de l’Orient, op.cit., p.72.
(27) Bock, Emil, Les trois années du Christ Jésus, le courant du Graal, Iona, 1993,p.276.
(28) de Boron, Robert, Le roman de l’histoire du Graal, Honoré Champion, 1995, p. 24-25.
(29) Ibid.,p.26-27.


Liens  et ouvrages complémentaires :

  • l'Islam et le Graal :
https://www.fichier-pdf.fr/2017/02/27/pierre-ponsoye-lislam-et-le-graal/pierre-ponsoye-lislam-et-le-graal.pdf
  • Le Graal, queste christique et templière de Jean Poyard

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