Goethe et la poésie Persane


Que n'a t-on entendu ces dernières années au sujet de Goethe et de son lien supposé, voire pire , sa conversion à l'Islam. Carrément !
Foutaises que tout cela. En fait,lorsqu'on connaît les liens profonds de Goethe avec la culture occidentale judéo-chrétienne, ses liens avec la Maçonnerie spéculative ou l'alchimie, on demeure un tantinet narquois contre ceux qui souhaiteraient voir ce génie de la Culture allemande épris de liberté s'associer avec l'Islam tel un René Guénon par exemple.
Son approche serait plutôt à comparer à celle d'un Henri Corbin, génial universitaire et spécialiste du monde irano-persan et de sa mystique sublime, qui est honnie par le Sunnisme majoritaire en terre d'Islam.
Car si la mystique est tolérée ce ne fut qu'au prix de dissimulation et contre le pouvoir de la charia sanglante et intransigeante. Sôhravardi ( Al-Maqtul) en 1191,le grand poète persan le paiera de sa vie. De même, de nombreux théologiens, philosophes ou artistes ont subi cette punition, comme le poète soufi al-Hallaj en 922, crucifié, après flagellation et mutilation aux pieds et aux mains. Et la liste est longue.
C'est avant tout en Turquie et Asie mineure, Egypte et Iran, que l'ésotérisme musulman trouvera grâce se nourrissant de l'héritage laissé par d'illustres initiés tels Zoroastre, Hermès ou Mani pour ne citer que les plus reconnus. Et bien évidemment l'héritage néo-platonicien qui condensa à travers ses écrits le gnosticisme judéo-chrétien et la Sagesse grecque.

Goethe ne découvrit la poésie de Hâfez (vers 1320-1389) qu’en 1814, à l’âge de 65 ans, en lisant la traduction publiée la même année qu’en avait réalisé l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer Purgstall. Bien qu’il ne fut pas à ce moment-là un néophyte en matière de littérature persane - il avait, quelques années auparavant, découvert le Golestân de Saadi, ainsi que la version de Leyli et Majnûn mise en forme par Nezâmi -, la lecture de Hâfez fit naître en lui une grande admiration pour le poète, tout en éveillant en lui le désir de mieux connaître un "continent" encore peu exploré à l’époque. Goethe appréciait particulièrement la dimension lyrique de la poésie de Hâfez ainsi que l’horizon infini de ses interprétations. Il qualifie les vers de Hâfez de "miracle de goût humain et de raffinement" et de "source inépuisable de perfection et de beauté tout autant que de philosophie et de mystique". Dans un premier temps, il se consacra à la rédaction d’un important commentaire des ghazals de Hâfez tout en s’efforçant de comprendre les motivations profondes ayant guidé la rédaction de cette somme poétique. Dans le même élan, il décida d’apprendre le persan ainsi que la calligraphie.Goethe entreprend de composer à son tour un cycle de douze livres de poèmes dans lequel la reprise de thèmes et de motifs orientaux sert de miroir à la tradition poétique et religieuse de l'Occident. 
Après cette "rencontre" intemporelle, il écrit : " Soudain, je me suis retrouvé face à face avec le parfum céleste de l’Orient et avec la vivifiante brise de l’Eternité qui était soufflée des plaines et des vastes étendues de Perse, et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’un homme extraordinaire dont la personnalité m’a totalement fasciné" ; pour déclarer quelques mois plus tard : "Je deviens fou. Si je ne me mets pas immédiatement à composer des poèmes, je ne serai pas capable de supporter l’influence stupéfiante de cette personnalité extraordinaire qui est soudainement entrée dans mon existence".

Comme le souligne Amélie Neuve-Eglise, nous sommes donc en présence d’une profonde admiration frôlant parfois l’adulation, non guidée par des motifs strictement intellectuels ou d’érudition mais bien par les vibrations du cœur. Hâfez peuple l’existence intellectuelle de Goethe au sens profond du terme, l’appelant tantôt "Saint Hâfez" ou encore "Ami céleste". Fortement marqué par les notions de "double spirituel" (hamzâd), de "guide spirituel" (morâd), et de "rival" (raqîb) développées par Hâfez, Goethe engage une sorte de duel dans l’arène de la création poétique où se révèle finalement vain son désir de rivaliser avec son ancêtre perse : vaincu, Goethe se laisse alors submerger par les vagues du monde imaginal de Hâfez le temps de la composition d’un poème :
Hafiz, s’égaler à toi, quelle folie ! Sur les flots de la mer frémissante, un navire poursuit sa course rapide ; il sent se gonfler ses voiles ; il marche fier et hardi : que l’Océan le brise, il nage, planche pourrie. Dans tes chants légers, rapides, roule un frais courant ; il bouillonne en vagues de feu : l’incendie m’engloutit. Mais je me sens une bouffée d’orgueil, qui me donne de l’audace : moi aussi, dans un pays inondé de lumière, je vécus, j’aimai.

On y décèle également la critique de l’hypocrisie en matière de religion :
Petit moine, sans froc et sans capuchon, ne viens pas me catéchiser : tu pourras bien me rendre capot, mais non pas modeste, non ! Tes phrases vides me font fuir : j’ai déjà usé cela sous mes semelles.
Au travers de la rédaction de son divân, Goethe a donc consciemment souhaité intégrer l’héritage de la poésie persane au cœur de la poésie européenne. Cette œuvre fut unanimement saluée par la critique de l’époque qui y reconnut l’un des ouvrages les plus éminents de Goethe. Elle a également été une source d’inspiration pour divers musiciens qui ont mis en musique nombre de ses passages.
Le Divân de Goethe a connu une large diffusion au sein des cercles romantiques et de l’intelligentsia européenne de l’époque. Ainsi, il a été l’une des sources de l’intérêt porté par Nietzsche à la culture persane, à qui il a rendu hommage dans son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra. Il composa même un court poème en hommage à Hâfez, intitulé An Hafis. Frage eines Wassertrinkers (A Hâfez : Questions d’un buveur d’eau).
L’ouvrage de Goethe a également permis de mieux faire connaître une partie de la conscience persane à l’Allemagne, en marge des études orientalistes de l’époque qui appréhendaient essentiellement l’Orient selon des catégories scientifiques façonnées par l’Occident et qui, en conséquence, contribuaient davantage à nous révéler les schémas de pensée prédominant de l’Europe du XIXe siècle qu’à nous permettre de saisir l’"esprit" des grandes œuvres persanes et arabes. Goethe a donc davantage su percevoir toute la portée de l’œuvre de Hâfez, en ne cherchant pas à l’intellectualiser mais davantage à en percevoir l’ "âme" et la dimension universelle :
Là, dans la pureté et la justice, je veux pénétrer jusqu’à l’origine première des races humaines, jusqu’à ces temps où elles recevaient encore de Dieu la céleste doctrine dans les langues terrestres et ne se creusaient pas l’esprit […].


Goethe a donc contribué à introduire certains aspects de la littérature persane au sein de la littérature allemande et, au-delà, a opéré une synthèse originale entre le symbolisme et le lyrisme présents dans la poésie de Hâfez et certains éléments issus des traditions médiévale et romantique européennes. Ses vers ne sont donc pas seulement le lieu où s’exprime toute la profondeur d’une pensée et de sentiments, mais également le théâtre d’une rencontre unique entre deux littératures restées jusque-là peu en contact.
Son divân est le témoignage vivant d’un autre orientalisme, aspirant à comprendre l’Orient de l’intérieur et non au miroir de schémas forgés en Occident. En ne cherchant pas à "construire" artificiellement des contrastes avérés ou non entre l’Orient et l’Occident mais en se mettant en quête des éléments ou l’"esprit" commun les unissant, Goethe a contribué à édifier un pont entre deux civilisations qui, à l’époque, demeurent éloignées l’une de l’autre tant géographiquement que culturellement. Animé par la dimension profondément "œcuménique" de sa pensée, il également cherché à dépasser l’esprit pré-colonial allemand et ses préjugés. Dans un certain sens, il reprend le flambeau du projet de Herder qui, à la fin du XVIIIe siècle, avait émis l’idée d’étudier les cultures étrangères au travers de leur littérature et des représentations du soi et de l’autre qui y étaient esquissées. Enfin, on peut également déceler dans cette démarche l’ébauche d’une phénoménologie de la conscience qui n’en est encore qu’à ses balbutiements.


La poussière est un des éléments dont tu disposes avec une habileté rare, Hafez, quand tu modules ton chant gracieux en l’honneur de ta bien-aimée.
Car la poussière, sur le seuil de sa porte, est préférable au tapis brodé de fleurs d’or, sur lesquelles s’agenouillent les favoris de Mahmoud.
Si le vent qui passe en tourbillon enlève de sa porte un nuage de poussière, le parfum t’en est plus agréable que le musc et l’essence de rose.
La poussière ! j’en fus privé longtemps dans le nord, sans cesse enveloppé de brumes : mais, dans le midi brûlant, je l’ai trouvée en abondance.
Toutefois, il y a longtemps que les portes chéries restent pour moi muettes sur leurs gonds. Pluie orageuse, viens à mon aide, fais-moi sentir le parfum de la terre rafraîchie !
Si maintenant tous les tonnerres grondent et si tout le ciel est en feu, la poussière, que l’orage emporte, retombe humectée sur la terre.
Et soudain surgit la vie, il se développe une mystérieuse et sainte activité ; tout est rafraîchi, tout verdoie, dans les terrestres régions.


Ne le dites qu’aux sages, parce que le vulgaire est disposé à la moquerie : je veux chanter le vivant qui cherche la mort dans la flamme.
Dans la fraîcheur des nuits d’amour, où tu reçus la vie, où tu la donnas, une étrange impression te saisit, à la clarté du flambeau tranquille.
Tu ne restes plus enfermé dans l’ombre, et un nouveau désir t’entraîne vers un plus haut hyménée.
Nulle distance ne t’arrête, tu viens, tu voles, enchanté ; enfin, amoureux de la lumière, papillon, tu es consumé.
Et tant que tu n’as pas obtenu de mourir pour renaître, tu n’es qu’un hôte obscur de la terre ténébreuse.
(Extraits du Divan occidental-oriental)


 https://www.lesbelleslettres.com/livre/1418-le-divan-d-orient-et-d-occident-west-ostlicher-divan

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les quatre éthers : contributions à la théorie des éthers selon Rudolf Steiner

Les incarnations secrètes du Comte de St-Germain

L'identité du Maître " M " cité par Rudolf Steiner dans le document de Barr enfin dévoilée ?