Deux discours majeurs d' Alexandre Soljénitsyne pour notre temps
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Texte intégral du discours prononcé par Alexandre Soljenitsyne, le samedi 25 septembre 1993, aux Lucs-sur-Boulogne, pour l'inauguration de l'Historial de Vendée .
« M. le président du Conseil général de la Vendée(Philippe de Villiers), chers Vendéens,
Il y a deux tiers de siècle, l'enfant que j’étais lisait déjà avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement de la Vendée, si courageux, si désespéré. Mais jamais je n'aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que, sur mes vieux jours, j'aurais l'honneur d'inaugurer le monument en l'honneur des héros des victimes de ce soulèvement.
Vingt décennies se sont écoulées depuis : des décennies diverses selon les divers pays. Et non seulement en France, mais aussi ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques ne sont jamais compris pleinement dans l'incandescence des passions qui les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le temps.
Longtemps, on a refusé d'entendre et d'accepter ce qui avait été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l'on brûlait vifs, des paysans d'une contrée laborieuse pour lesquels la Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima et humilia jusqu'à la dernière extrêmité.
Eh bien oui, ces paysans se révoltèrent contre la Révolution. C’est que toute révolution déchaîne chez les hommes, les instincts de la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l'envie, de la rapacité et de la haine, cela, les contemporains l'avaient trop bien perçu. Ils payèrent un lourd tribut à la psychose générale lorsque fait de se comporter en homme politiquement modéré - ou même seulement de le paraître - passait déjà pour un crime.
C'est le XXe siècle qui a considérablement terni, aux yeux de l'humanité, l'auréole romantique qui entourait la révolution au XVIIIe. De demi-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leur propre malheur, de ce que les révolutions détruisent le caractère organique de la société, qu'elles ruinent le cours naturel de la vie, qu'elles annihilent les meilleurs éléments de la population, en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un pays, tout juste quelques débrouillards sans scrupules, sont causes de mort innombrables, d'une paupérisation étendue et, dans les cas les plus graves, d'une dégradation durable de la population.
Le mot révolution lui-même, du latin revolvere, signifiant rouler en arrière, revenir, éprouver à nouveau, rallumer. Dans le meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole au mot révolution l'épithète de «grande», on ne le fait plus qu'avec circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d'amertume.
Désormais, nous comprenons toujours mieux que l'effet social que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d'un développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes, sans sauvagerie généralisée. II faut savoir améliorer avec patience ce que nous offre chaque aujourd'hui. II serait bien vain d'espérer que la révolution puisse régénérer la nature humaine. C'est ce que votre révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe, avaient tellement espéré.
La Révolution française s'est déroulée au nom d'un slogan intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité, fraternité. Mais dans la vie sociale, liberté et égalité tendent à s'exclure mutuellement, sont antagoniques l'une de l'autre! La liberté détruit l'égalité sociale - c'est même là un des rôles de la liberté -, tandis que l'égalité restreint la liberté, car, autrement, on ne saurait y atteindre. Quant à la fraternité, elle n'est pas de leur famille. Ce n'est qu'un aventureux ajout au slogan et ce ne sont pas des dispositions sociales qui peuvent faire la véritable fraternité. Elle est d'ordre spirituel.
Au surplus, à ce slogan ternaire, on ajoutait sur le ton de la menace : « ou la mort», ce qui en détruisait toute la signification. Jamais, à aucun pays, je ne pourrais souhaiter de grande révolution. Si la révolution du XVIIIe siècle n'a pas entraîné la ruine de la France, c'est uniquement parce qu'eut lieu Thermidor.
La révolution russe, elle, n'a pas connu de Thermidor qui ait su l'arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu'au bout, jusqu'au gouffre, jusqu'à l'abîme de la perdition. Je regrette qu'il n'y ait pas ici d'orateurs qui puissent ajouter ce que l'expérience leur a appris, au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix ils ont payé, eux, pour la révolution. L'expérience de la Révolution française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout s'est déroulé d'une façon pire encore et à une échelle incomparable.
De nombreux procédés cruels de la Révolution française ont été docilement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes léniniens et par les socialistes internationalistes. Seul leur degré d'organisation et leur caractère systématique ont largement dépassé ceux des jacobins. Nous n'avons pas eu de Thermidor, mais - et nous pouvons en être fiers, en notre âme et conscience - nous avons eu notre Vendée. Et même plus d'une. Ce sont les grands soulèvements paysans, en 1920-21. J'évoquerai seulement un épisode bien connu : ces foules de paysans, armés de bâtons et de fourches, qui ont marché sur Tanbow, au son des cloches des églises avoisinantes, pour être fauchés par des mitrailleuses. Le soulèvement de Tanbow s'est maintenu pendant onze mois, bien que les communistes, en le réprimant, aient employé des chars d'assaut, des trains blindés, des avions, aient pris en otages les familles des révoltés et aient été à deux doigts d'utiliser des gaz toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchévisme chez les Cosaques de l'Oural, du Don, étouffés dans les torrents de sang. Un véritable génocide.
En inaugurant aujourd'hui le mémorial de votre héroïque Vendée, ma vue se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux déferlements de la horde communiste. Nous avons traversé ensemble avec vous le XXe siècle. De part en part un siècle de terreur, effroyable couronnement de ce progrès auquel on avait tant rêvé au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, je le pense, les Français seront de plus en plus nombreux à mieux comprendre, à mieux estimer, à garder avec fierté dans leur mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée ».
B- Extraits du discours prononcé par
Alexandre Soljénitsyne, prix Nobel de littérature(1970) à Harvard le 8 juin
1978. Il condamne alors les deux systèmes économiques -le communisme et le
capitalisme. Il dénonce surtout la chute spirituelle de la civilisation.
"Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici
parmi vous, à l'occasion du 327ème anniversaire de la fondation de cette
université si ancienne et si illustre. La devise de Harvard est « VERITAS ». La
vérité est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon
discours d'aujourd'hui contient une part de vérité ; je vous l'apporte en ami,
non en adversaire.
Il y a trois ans, aux Etats-Unis, j'ai été amené à dire des
choses que l'on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd'hui, nombreux
sont ceux qui acquiescent à mes propos d'alors.(...)
Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant
de l'Ouest aujourd'hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a
perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans
chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque pays, et bien sûr, aux
Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la
couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression
que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore
beaucoup de courage individuel mais ce ne sont pas ces gens là qui donnent sa
direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et
intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans
leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques
qu'ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d'agir, qui
fonde la politique d'un Etat sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique,
rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu'on
se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu'à la perte de
toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière
dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d'un accès subit de
vaillance et d'intransigeance, à l'égard de gouvernements sans force, de pays
faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et
manifestement incapables de rendre un seul coup. Alors que leurs langues
sèchent et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et
aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l'Internationale de la terreur.
Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le
signe avant coureur de la fin ?
Quand les Etats occidentaux modernes se sont formés, fut
posé comme principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir
l'homme, et que la vie de l'homme était orientée vers la liberté et la
recherche du bonheur (en témoigne la déclaration américaine d'Indépendance.) Aujourd'hui,
enfin, les décennies passées de progrès social et technique ont permis la
réalisation de ces aspirations : un Etat assurant le bien-être général. Chaque
citoyen s'est vu accorder la liberté tant désirée, et des biens matériels en
quantité et en qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet,
mais un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu'il a cours depuis ces mêmes
décennies.
Au cours de cette évolution, cependant, un détail
psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et
d'avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux
visages à l'Ouest les marques de l'inquiétude et même de la dépression, bien
qu'il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition
active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n'ouvre pas le
moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel.
L'indépendance de l'individu à l'égard de nombreuses formes
de pression étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié du
bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n'auraient même
pas imaginé ; il est devenu possible d'élever les jeunes gens selon ces idéaux,
de les préparer et de les appeler à l'épanouissement physique, au bonheur, au
loisir, à la possession de biens matériels, l'argent, les loisirs, vers une
liberté quasi illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi devrions-nous
renoncer à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence
pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la
sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu'un haut degré de confort
n'est pas bon pour l'organisme. Aujourd'hui, le confort de la vie de la société
occidentale commence à ôter son masque pernicieux.
La société occidentale s'est choisie l'organisation la plus
appropriée à ses fins, une organisation que j'appellerais légaliste. Les
limites des droits de l'homme et de ce qui est bon sont fixées par un système
de lois ; ces limites sont très lâches. Les hommes à l'Ouest ont acquis une
habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que
paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour
une personne moyenne sans l'aide d'un expert. Tout conflit est résolu par le
recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si
quelqu'un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ;
nul ne lui rappellera que cela pourrait n'en être pas moins illégitime.
Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de
demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On
n'entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte
pour étendre ses droits jusqu'aux extrêmes limites des cadres légaux.
J'ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux
vous dire qu'une société sans référent légal objectif est particulièrement
terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n'allant pas plus
loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités
humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une
influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de
relations légalistes, il s'en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle
qui paralyse les élans les plus nobles de l'homme.
Et il sera tout simplement impossible de relever les défis
de notre siècle menaçant armés des seules armes d'une structure sociale
légaliste.
Aujourd'hui la société occidentale nous révèle qu'il règne
une inégalité entre la liberté d'accomplir de bonnes actions et la liberté d'en
accomplir de mauvaises. Un homme d'Etat qui veut accomplir quelque chose
d'éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions,
avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et
irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve
constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas
à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un
homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets
inhabituels et inattendus, n'a aucune chance de s'imposer : d'emblée on lui
tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des
limitations démocratiques.
Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif,
et il a en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux.
La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société
en tant que telle est désormais sans défense contre les initiatives de
quelques-uns. Il est temps, à l'Ouest, de défendre non pas temps les droits de
l'homme que ses devoirs.
D'un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable
s'est vue accorder un espace sans limite. Il s'avère que la société n'a plus
que des défenses infimes à opposer à l'abîme de la décadence humaine, par
exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de
violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie,
de crime, d'horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et
peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu'ont ces mêmes enfants de ne
pas regarder er de refuser ces spectacles. L'organisation légaliste de la vie a
prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)
L'évolution s'est faite progressivement, mais il semble
qu'elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon
laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout
ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes
sociaux erronés qu'il importe d'amender. Et pourtant, il est bien étrange de
voir que le crime n'a pas disparu à l'Ouest, alors même que les meilleurs
conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien
plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (...)
La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté.
Mais pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s'exerce sur le journaliste,
ou sur un journal, à l'encontre de son lectorat, ou de l'histoire ? S'ils ont
trompé l'opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de
fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient
commises au plus haut degré de l'Etat, avons-nous le souvenir d'un seul cas, où
le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr,
cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le
pire pour une nation, le journaliste s'en tirera toujours. Etant donné que l'on
a besoin d'une information crédible et immédiate, il devient obligatoire
d'avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les
trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s'installent
dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis,
superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble
chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le
rôle d'opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes
peints sous les traits de héros, des secrets d'Etat touchant à la sécurité du
pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne
dans l'intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le
droit de tout savoir ». Mais c'est un slogan faux, fruit d'une époque fausse ;
d'une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne
pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les
stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail
et de sens n'a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant
d'information. (...) Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur
venu de l'Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre
un courant général d'idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans
son ensemble, une sorte d'esprit du temps, fait de critères de jugement
reconnus par tous, d'intérêts communs, la somme de tout cela donnant le
sentiment non d'une compétition mais d'une uniformité. Il existe peut-être une
liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les
journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions
qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant.
Sans qu'il y ait besoin de censure, les courants de pensée,
d'idées à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces
derniers, sans être à proprement parler interdits, n'ont que peu de chances de
percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou d'être relayés dans le
supérieur. Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont
prisonniers des idoles portées aux nues par l'engouement à la mode. Sans qu'il
y ait, comme à l'Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode,
ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les
plus originaux d'apporter leur contribution à la vie publique et provoquent
l'apparition d'un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un
développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m'est arrivé de recevoir des
lettres de personnes éminemment intelligentes ... peut-être un professeur d'un
petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de
son pays, mais le pays ne pouvait l'entendre, car les média n'allaient pas lui
donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à
un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux. (...)
Il est universellement admis que l'Ouest montre la voie au
monde entier vers le développement économique réussi, même si dans les
dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation chaotique.
Et pourtant, beaucoup d'hommes à l'Ouest ne sont pas satisfaits de la société
dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l'accusent de plus être au
niveau de maturité requis par l'humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser
vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et dangereuse. J'espère que
personne ici présent ne me suspectera de vouloir exprimer une critique du
système occidental dans l'idée de suggérer le socialisme comme alternative.
Non, pour avoir connu un pays où le socialisme a été mis en oeuvre, je ne
prononcerai pas en faveur d'une telle alternative. (...) Mais si l'on me
demandait si, en retour, je pourrais proposer l'Ouest, en son état actuel, comme
modèle pour mon pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la
négative. Non, je ne prendrais pas votre société comme modèle pour la
transformation de la mienne. On ne peut nier que les personnalités
s'affaiblissent à l'Ouest, tandis qu'à l'Est elles ne cessent de devenir plus
fermes et plus fortes. Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes
d'anarchie, comme c'est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant
pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme c'est
le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies de violence et
d'oppression, l'âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes,
plus pures que celles offertes aujourd'hui par les habitudes d'une société
massifiée, forgées par l'invasion révoltante de publicités commerciales, par
l'abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout
sur la planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le
modèle directeur. Il est des symptômes révélateurs par lesquels l'histoire
lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels
avertissements sont, en l'occurrence, le déclin des arts, ou le manque de
grands hommes d'Etat. Et il arrive parfois que les signes soient
particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre démocratie et de
votre culture est-il privé de courant pendant quelques heures, et voilà que
soudainement des foules de citoyens Américains se livrent au pillage et au
grabuge. C'est que le vernis doit être bien fin, et le système social bien
instable et mal en point.
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un
combat aux proportions cosmiques, n'est pas pour un futur lointain ; il a déjà
commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous sentez
déjà la pression qu'elles exercent, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont
pleins de sourires sur commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie ?
Comment l'Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à
sa débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour
qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne semble pas que cela soit
le cas. L'Ouest a continué à avancer d'un pas ferme en adéquation avec ses
intentions proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès
technologique étourdissant. Et tout soudain il s'est trouvé dans son état
présent de faiblesse. Cela signifie que
l'erreur doit être à la racine, à la fondation de la pensée moderne. Je parle
de la vision du monde qui a prévalu en Occident à l'époque moderne. Je parle de
la vision du monde qui a prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont
les développements politiques se sont manifestés à partir des Lumières. Elle
est devenue la base da la doctrine sociale et politique et pourrait être
appelée l'humanisme rationaliste, ou l'autonomie humaniste : l'autonomie
proclamée et pratiquée de l'homme à l'encontre de toute force supérieure à lui.
On peut parler aussi d'anthropocentrisme : l'homme est vu au centre de tout.
Historiquement, il est probable que l'inflexion qui s'est
produite à la Renaissance
était inévitable. Le Moyen Age en était venu naturellement à l'épuisement, en
raison d'une répression intolérable de la nature charnelle de l'homme en faveur
de sa nature spirituelle. Mais en s'écartant de l'esprit, l'homme s'empara de
tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s'est proclamée notre guide, n'admettait pas
l'existence d'un mal intrinsèque en l'homme, et ne voyait pas de tâche plus
noble que d'atteindre le bonheur sur terre. Voilà qui engagea la civilisation
occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l'adoration de l'homme
et de ses besoins matériels.Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être
physique et de l'accumulation de biens matériels, tous les autres besoins
humains, caractéristiques d'une nature subtile et élevée, furent rejetés hors
du champ d'intérêt de l'Etat et du système social, comme si la vie n'avait pas
un sens plus élevé. De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que
s'y engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd'hui.
Plus de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l'intégralité des
problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la
démocratie américaine naissante, tous les droits de l'homme individuels
reposaient sur la croyance que l'homme est une créature de Dieu. C'est-à-dire
que la liberté était accordée à l'individu de manière conditionnelle, soumise
constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l'héritage du siècle passé.
Toutes les limitations de cette sorte s'émoussèrent en
Occident, une émancipation complète survint, malgré l'héritage moral de siècles
chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice. Les Etats
devinrent sans cesses plus matérialistes. L'Occident
a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l'homme, mais
l'homme a vu complètement s'étioler la conscience de sa responsabilité devant
Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique
de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se
retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse politique. Et
tous les succès techniques, y compris la conquête de l'espace, du Progrès tant
célébré n'ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombé le
XXème siècle, que personne n'aurait pu encore soupçonner au XIXème siècle.
L'humanisme dans ses
développements devenant toujours plus matérialiste, il permit avec une
incroyable efficacité à ses concepts d'être utilisés d'abord par le socialisme,
puis par le communisme, de telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que «
le communisme est un humanisme naturalisé. » Il s'est avéré que ce jugement
était loin d'être faux. On voit les mêmes pierres aux fondations d'un humanisme
altéré et de tout type de socialisme : un matérialisme sans frein, une
libération à l'égard de la religion et de la responsabilité religieuse, une
concentration des esprits sur les structures sociales avec une approche
prétendument scientifique. Ce n'est pas un hasard si toutes les promesses
rhétoriques du communisme sont centrées sur l'Homme, avec un grand H, et son
bonheur terrestre. A première vue, il
s'agit d'un rapprochement honteux : comment, il y aurait des points communs
entre la pensée de l'Ouest et de l'Est aujourd'hui ? Là est la logique du
développement matérialiste. (...)
Je ne pense pas au cas d'une catastrophe amenée par une
guerre mondiale, et aux changements qui pourraient en résulter pour la société.
Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil
paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités quotidiennes. Mais
il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà présente pour nous. Je veux parler du désastre d'une conscience
humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a fait de
l'homme la mesure de toutes choses sur terre, l'homme imparfait, qui n'est
jamais dénué d'orgueil, d'égoïsme, d'envie, de vanité, et tant d'autres
défauts. Nous payons aujourd'hui les erreurs qui n'étaient pas apparues comme
telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la Renaissance à nos jours,
notre expérience s'est enrichie, mais nous avons perdu l'idée d'une entité
supérieure qui autrefois réfrénait nos passions et notre irresponsabilité.
Nous avions placé trop d'espoirs dans les transformations
politico-sociales, et il se révèle qu'on nous enlève ce que nous avons de plus
précieux : notre vie intérieure. A l'Est, c'est la foire du Parti qui la foule
aux pieds, à l'Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n'est même
pas le fait du monde éclaté, c'est que les principaux morceaux en soient
atteints d'une maladie analogue. Si
l'homme, comme le déclare l'humanisme, n'était né que pour le bonheur, il ne
serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa
tâche sur cette terre n'en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement
de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d'acquisition, puis
de joyeuse dépense des biens matériels, mais l'accomplissement d'un dur et
permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l'expérience
d'une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus
hautes que nous n'y étions entrés.
Il est impératif que
nous revoyions à la hausse l'échelle de nos valeurs humaines. Sa pauvreté
actuelle est effarante. Il n'est pas possible que l'aune qui sert à mesurer de
l'efficacité d'un président se limite à la question de combien d'argent l'on
peut gagner, ou de la pertinence de la construction d'un gazoduc. Ce n'est que
par un mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et acceptée
par nous, que l'humanité peut s'élever au-dessus du courant de matérialisme qui
emprisonne le monde.
Quand bien même nous
serait épargné d'être détruits par la guerre, notre vie doit changer si elle ne
veut pas périr par sa propre faute. Nous
ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu'est fondamentalement la vie, la
société. Est-ce vrai que l'homme est au-dessus de tout ? N'y a-t-il aucun
esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales
peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ?
A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l'intégrité de
notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche
pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire, semblable en
importance au tournant qui a conduit du Moyen-âge à la Renaissance. Cela
va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une
nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature
physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l'être au Moyen-âge, mais, ce qui
est bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné,
comme il le fut à l'ère moderne.
Notre ascension nous
mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous n'avons pas d'autre choix que
de monter ... toujours plus haut."
Alexandre Soljénitsyne, Le Déclin du courage, Harvard, 8
juin 1978
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